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souvent déclamatoires de M. Leconte de Lisle ou de madame Ackermann. — Quant aux grands sentiments qui se rapportent à l’homme, on n’y trouve pas moins marquée l’influence croissante de l’intelligence sur la sensibilité. Ceux qui ont pour objet la cité, la patrie, les corps sociaux, sont, de l’aveu de tous, devenus moins étroits et moins exclusifs : la patrie, aux yeux du penseur moderne, est la partie d’un tout, l’humanité. L’amour exclusif et même farouche de la patrie, si puissamment exprimé par Corneille dans Horace, fait presque défaut dans les drames et les romans de Victor Hugo, ou bien il se fond alors avec l’amour de la multitude humaine. Plus d’un philosophe cesserait d’aimer le pays où il est né, et plus d’un poète hésiterait à le chanter si, par impossible, sa conservation leur apparaissait comme nuisible à l’humanité entière. Les sentiments de ce genre, quoique s’appliquant à des objets définis et réels, tirent leur justification dernière d’un raisonnement sur l’abstrait. — Même transformation dans les sentiments qui, au lieu de s’adresser à des êtres collectifs comme la patrie, ne se sont d’abord adressés qu’à des individus : telle est la pitié. De nos jours, la pitié est à la fois plus facile à exciter, plus intense et plus générale. Elle n’est pas pour cela moins propre à inspirer la poésie. Chez les poètes grecs, elle avait presque toujours pour objet une personne déterminée : Hector ou Priam, Antigone, Polyxène, Alceste. Un poète moderne procédera autrement : c’est tout une classe, un peuple, une foule pour laquelle il éveillera notre pitié. Déjà, au dix-septième siècle, tendait à se produire cette généralisation du sentiment,