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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

minisme logique. Ennemi des lois nécessaires de l’intelligence comme des lois nécessaires de la matière, il s’efforce de renverser cet axiome que, de deux propositions contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse : pour cela, il s’appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propositions contradictoires au sujet d’un événement futur, ni l’une ni l’autre prise en particulier n’est vraie : car, s’il y en avait une de vraie, si l’on pouvait par exemple prévoir à coup sur une des décisions du libre arbitre, ce libre arbitre même serait supprimé[1]. Les divers événements ne sont donc pas, comme le voulaient les Stoïciens, des conséquences et pour ainsi dire des aspects divers de la vérité éternelle ; il n’y a de vrai que ce qui est arrivé. Par exemple il n’est pas vrai actuellement qu’Epicure vivra demain ; mais cela peut devenir vrai[2]. La contingence est au fond de tout, et la vérité même en découle.

La science de la divination, la prescience, qui tenterait de lier l’avenir, est aussi rejetée : l’avenir appartient à la puissance spontanée ; l’avenir, c’est ce qui sortira de l’indétermination persistant jusque dans la détermination présente. La science des devins ne peut donc se soutenir : μαντικὴ ἀνύπαρκτος[3]. On ne peut tirer de pronostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phénomènes qu’observaient patiemment les augures antiques. Comment se mettre dans l’esprit, dit Epicure, que le départ des animaux d’un certain lieu soit réglé par une divinité qui s’applique ensuite à remplir ces pronostics ? Il n’y a pas même d’animal qui voudrait s’assujettir à ce sot destin ; à plus forte raison n’y a-t-il pas de dieux pour l’établir[4]. — Ce n’est point seulement une croyance superstitieuse qu’Epicure combat ici en rejetant la divination, c’est encore et toujours l’idée de fatalité. Jusqu’alors toute l’antiquité, sans en excepter les philoso-

  1. Cicéron, De fato, 9. Cicéron répond à Epicure par un argument analogue à la prémotion de saint Thomas et de Bossuet : les théologiens n’ont rien ajouté au traité de Cicéron.
  2. Cicéron, De nat. deor., 25, 70 ; De fato, 16, 37 ; Acad., II, 30, 97. — M. Zeller approuve ici Épicure dans une certaine mesure (Die Philos. der Griech.).
  3. Diog. Laërt., X, 135.
  4. Ibid. (Lettre d’Epicure à Pythoclès, à la fin.)