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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

miers principes, n’est pas soumis à une nécessité absolue, et autre chose de croire au dérangement soudain de toutes les lois ou résultantes naturelles. Le mouvement spontané et initial ne peut etre calculé et déterminé d’avance (nec ratione loci certâ), mais les combinaisons des mouvements une fois produites peuvent être calculées et déterminées, elles constituent une matière certaine dont les choses ont besoin pour naître (materies certa rebus gignundis). Il est une idée que Lucrèce et les Epicuriens tiennent précisement à combattre, c’est l’idée du merveilleux, du miraculeux. Nous savons qu’ils ont autant d’aversion pour la puissance miraculeuse de la divinité que pour la puissance rationnelle de la nécessité ; c’est donc ces deux puissances à la fois, et non une seule, qu’ils veulent supprimer. Introduire dans les phénomènes assez de régularité pour que le miracle n’y puisse trouver place, assez de spontanéité pour que la nécessité n’ait plus rien d’absolu, de primitif ni de définitif, tel est le double but poursuivi par les Epicuriens. Voyons comment ils espèrent l’atteindre.

Contre l’idée de miracle, Epicure et Lucrèce invoquent la nature même et la forme des atomes, d’où naissent entre eux des différences ineffaçables. L’atome ne peut pas plus changer sa nature que l’homme ne peut quitter sa nature d’homme. Il s’en suit que, pour former un corps quelconque, il ne suffit pas d’associer au hasard des atomes de toute espèce, il faut d’abord un germe déterminé ou se trouvent déjà réunis un certain nombre d’atomes d’une espèce donnée ; puis, pour que ce germe se développe, il a besoin de rencontrer dans l’espace et de s’approprier les atomes d’une nature analogue aux siens ; s’il ne les rencontre pas, il est arrêté en son développement, il meurt ; s’il les rencontre, il se développe en se les assimilant, il croît, mais lentement car il ne peut rencontrer d’un seul coup tous les éléments et matériaux qui lui sont nécessaires. Le temps devient ainsi la condition et le facteur du développement des êtres. Et alors nulle puissance capricieuse ne peut faire apparaître en un jour des êtres nouveaux dans le monde, pas plus qu’elle n’a pu faire sortir le monde lui-même du néant. La création et le miracle sont également impossibles ; toutes les fables de la religion païenne où les dieux ressuscitaient les morts, où ils métamorphosaient les êtres vivants, sont du coup anéan-