Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/68

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
64
ÉPICURE

que les religions antiques exigeaient de tous les hommes vivant et mourant en présence des dieux. Le moindre manquement pouvait à jamais irriter une divinité ; si, comme on le prétend, un regard de Louis XIV tua Racine, on imagine ce que pouvait devenir un dévot croyant la colère des dieux suspendue sur lui[1].

Il faudrait connaître toutes les pensées qui assaillent aujourd’hui encore une âme superstitieuse, pour se figurer ce que pouvait être la vie des superstitieux d’autrefois, alors que la superstition était garantie et encouragée par la religion même, faisait partie des croyances d’Etat, et que Cicéron lui-même briguait le titre d’augure. Au dernier degré de la superstition, on finissait par craindre tellement les dieux, que les dévots enviaient les athées et que, selon Plutarque, on en venait à se faire athée par peur[2] : la crainte, après avoir créé la religion, la détruisait. Plutarque, à vrai dire, distingue, comme Cicéron, entre cette religion superstitieuse et la vraie religion, mais la distinction n’était pas facile, en supposant même qu’elle fût possible, et les philosophes seuls, ou ceux qui se piquaient de l’être, pouvaient la faire. Le reste des hommes était plus ou moins en proie à cet « ulcère de la conscience », comme Plutarque appelle la superstition, à cette « fièvre », à « ce feu qui dévore l’âme », à cette « abjection servile[3]. » En vérité, il n’est pas de maîtres plus tyranniques que ceux qu’on se donne à soi-même, et ce n’était pas alors chose si douce que d’être le serviteur des dieux.

Ajoutons à tout cela que les dieux, dispensateurs du bonheur des hommes, craignaient toujours de leur en donner trop ; toutes les religions primitives attribuent aux dieux le sentiment de la jalousie. Aussi Socrate, avec la subtilité grecque, démontre facilement que c’est parfois un malheur d’être heureux. Vous vous croyez heureux ; — insensé ! vous criera Solon, avec toute la

  1. Voir Plut., ibid.
  2. Plut., De la Superst., à la fin. — V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce.
  3. « Superstitio, dit aussi Cicéron, quâ qui est imbutus, quietus esse nunquam potest. » De fin., I, 60. La superstition étant essentiellement un trouble, une inquiétude de l’âme, devait paraître plus effrayante encore aux Epicuriens, qui recherchaient avant tout le calme, l’« ataraxie ».