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LA SCIENCE OPPOSÉE AU MIRACLE

tions et la volonté des dieux. Ainsi, toute la science du bonheur devient la science des signes qui annoncent ou des actes qui conjurent la volonté des dieux.

Or, rien de plus variable que ces signes : tous les objets extérieurs ont leur langage, souvent contradictoire ; ils nous parlent, ils menacent, et les présages redoutables se multiplient autour de nous : la vie devient une appréhension perpétuelle[1]. Même après avoir comblé de dons les autels et leurs prêtres, même après avoir accompli toutes les lustrations et toutes les expiations nécessaires pour se faire pardonner des dieux un instant de plaisir, l’homme n’est point tranquille : au moment où enfin il pense tenir dans ses mains et avoir fixé près de lui le bonheur, il peut le voir soudain, sur l’aile d’un oiseau qui passe à sa gauche, s’envoler et disparaître. Nul lieu de la terre, nul instant de la vie où l’on puisse se soustraire au caprice despotique des dieux. La mort même, que les philosophes considéraient comme une délivrance, marque aux yeux des religions antiques le commencement d’un plus entier esclavage. La crainte des enfers est loin d’être une idée moderne ; elle pouvait même avoir dans l’antiquité un caractère plus effrayant parce qu’elle avait un caractère plus indéterminé : on pensait bien qu’il y avait des réprouvés, mais personne ne croyait positivement qu’il y eût des élus, et n’osait se compter même tout bas parmi eux ; on en venait, comme nous le verrons plus tard, à craindre la vie future plus que la mort[2]. Ainsi l’espérance humaine n’avait point d’issue, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Les exigences des dieux étaient sans bornes ; les rites qui réglaient la vie et enveloppaient tous les actes, formaient une sorte de code tyrannique en contraste avec la liberté sociale et politique d’alors. L’étiquette que nos anciennes monarchies imposèrent à ceux qui fréquentaient la cour et vivaient en présence des rois, cette étiquette trop fameuse qui réglait le nombre des pas en avant ou en arrière, qui donnait la mesure des révérences pour chaque dignitaire et indiquait le point précis où il fallait baiser la robe de la reine, n’était rien au prix de l’étiquette d’un autre genre

  1. Stob., Serm. 98. — Plut., De la Superstition.
  2. Voir Lucrèce, l, 108 ; Cicéron, Tusculanes, l, 5 ; Plutarque, De la Superstition, 30.