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LA SÉRÉNITÉ INTELLECTUELLE ET MORALE

où elle existe, exclut la sensation contraire : par exemple, on ne jouit pas du plaisir d’être rassasié en même temps qu’on souffre de la faim. Le plaisir, ainsi exclu par la douleur, ne peut pas encore embrasser la vie tout entière, comme le voudrait Epicure ; pour que le plaisir pût remplir notre vie, il faudrait chasser totalement la douleur, ou du moins lui donner toujours comme associée la jouissance, les faire coexister toutes deux, et rendre les plus vives souffrances supportables en y mêlant du plaisir.

Tant qu’on ne s’en tient qu’au corps, au « plaisir de la chair » proprement dit, il est sans doute impossible qu’une douleur puisse jamais coexister avec le plaisir contraire. Pourquoi ? parce que le corps ne vit que dans le présent et n’a qu’une existence actuelle : il souffre ou il jouit, et voilà tout. Mais à cette vie renfermée dans l’instant présent, ouvrons le passé et l’avenir. Tout change aussitôt, car, en même temps que je souffre, je me rappelle le plaisir contraire à cette souffrance, et en outre je l’espère : voilà un sentiment d’une nouvelle nature qui s’introduit en nous ; c’est pour ainsi dire, le plaisir du plaisir. Ce plaisir, né des autres, n’est plus comme eux dépendant des circonstances extérieures : pourvu que j’aie joui une fois, pourvu que j’aie une fois aperçu le plaisir au fond de mon être, c’est assez ; il passera, mais son image immortelle, fixée à jamais dans ma pensée, longtemps après qu’il a disparu, m’apparaîtra séduisante encore ; son souvenir vivant excitera en moi un vivant espoir ; et la réunion de ce souvenir et de cet espoir, de ce passé et de cet avenir, pourra faire mon bonheur. Se souvenir et espérer, voilà deux idées nouvelles introduites dans la doctrine utilitaire. Jusqu’à présent, nous pouvions confondre le plaisir du corps et celui de l’âme ; désormais, ce sera impossible : le plaisir de l’âme, c’est celui qui jouit à la fois du passé et de l’avenir, et qui, coexistant avec les plus violentes douleurs du corps, peut les annuler. Ainsi se distinguent la chair et l’esprit : l’une ne souffre ou ne jouit que pour l’instant présent (διὰ τὸ παρὸν μόνον) ; l’autre souffre ou jouit et pour le présent et pour le passé et pour l’avenir (καὶ διὰ τὸ παρελθόν καὶ τὸ παρὸν καὶ τὸ μέλλον[1]). Aussi, de même que la douleur de l’esprit est

  1. Diog. L., X., 137.