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ÉPICURE

en un mot la peine (πόνος), dont les Stoïciens faisaient le souverain bien et dont les Epicuriens font le mal, se présente donc de tous côtés, alors qu’on voudrait la bannir. Dès lors, il peut arriver que la recherche même du bonheur par des moyens trop pénibles, fasse fuir l’objet qu’elle poursuit. Dans la doctrine d’Epicure comme dans toute doctrine utilitaire, il existe souvent un rapport de position entre la fin donnée et les moyens. Toute fin devrait pouvoir s’atteindre à l’aide de moyens sans que ces moyens produisissent de changement dans la fin même ; ainsi, si je prends pour fin de ma marche le sommet d’une montagne, quelle que soit la voie par laquelle j’y arrive, ce sommet sera toujours fixe et aussi élevé. Mais c’est que, dans ce cas, la fin sera extérieure à moi. Si la fin devient intérieure, si, par exemple, au lieu de prendre pour but le sommet de la montagne, chose étrangère à moi, je prends pour but de mes efforts le plaisir de parvenir au sommet, il deviendra nécessaire de ne plus considérer la fin toute seule, mais aussi les moyens pour y atteindre, car la peine que je me serai donnée pour gravir la montagne pourra influer sur mon plaisir même. Pourtant, même dans ce dernier exemple, la fin conserve toujours relativement aux moyens une certaine indépendance : j’éprouverai toujours un certain plaisir en atteignant le sommet, quels que soient le travail et la peine dépensés précédemment. Mais qu’arrivera-t-il si au lieu de prendre pour fin un plaisir particulier, comme celui d’arriver au sommet d’une montagne, on prend pour fin avec Epicure la somme des plaisirs présents et passés de l’existence, le bonheur de la vie entière ? C’est un but extrêmement complexe et qui exige des moyens encore plus complexes : pour atteindre un tel but, ne faudra-t-il point dépenser une somme d’efforts, c’est-à-dire de peines, supérieure à la somme totale des plaisirs qu’on aura recherchés ? Les bénéfices couvriront-ils jamais les dépenses ?

Voici Epicure contraint, pour laisser le bonheur « à la portée de tous, » d’en exclure tout élement difficile à se procurer, comme les richesses, le luxe, les honneurs, le pouvoir. Pour rendre plus facile l’accès de la fin suprême, il va dégager de plus en plus de tout élément matériel la conception du plaisir ; il va, en voulant faire plus de part à la liberté dans la conquête du bonheur, faire aussi plus de part à la moralité.