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ÉPICURE

cure faisait de la philosophie ou de la sagesse semble désormais mieux justifié. Quoi de plus important, en effet, que l’art de mesurer ensemble les choses, συμμέτρησισ, d’embrasser d’un même coup d’œil celles qui sont utiles ou nuisibles, συμφερόντων καὶ ἀσυμφόρων βλέψις[1] ?

Maintenant, de ce nouveau degré auquel la doctrine épicurienne nous a conduits dans sa marche ascendante, retournons-nous pour ainsi dire en arrière, et jetons un coup d’œil sur le chemin parcouru. La morale d’Epicure met devant nos yeux, sinon un idéal proprement dit et un bien supérieur à nous, du moins quelque chose de supérieur au présent, un bien qui dépasse et englobe tous les biens particuliers, un tout. Par là, la morale utilitaire donne en elle-même une place à ce sentiment qu’Aristippe voulait et ne put éteindre, la tendance à dépasser tout objet particulier, tout bien particulier, toute fin en un mot qui n’est pas vraiment finale, c’est-à-dire au fond infinie. En effet, étant donnés une douleur ou un plaisir présents, la doctrine utilitaire d’Epicure nous laisse doués d’une certaine liberté en face d’eux ; nous pouvons regarder en deçà et au-delà ; nous pouvons les anéantir par l’idée d’un plaisir supérieur. Chacune de ces tendances et de ces passions qui, restreinte au moment actuel, était absolument maitresse en nous, nous la dominons lorsque nous la faisons entrer dans le tout de la vie (ὁ ὄλος βίος) : nous sommes libres de la suivre ou de la retenir, suivant que nous regardons plus ou moins loin devant nous. Et de même qu’il y a en nous plus de liberté, il y a aussi plus d’ordre, plus d’harmonie : les passions ne se heurtent plus dans un indescriptible tumulte[2] ; comme les atomes d’Epicure ont l’espace devant eux pour opérer dans un ordre éternel leurs mouvements spontanés, de même les instincts et les passions de l’âme ont devant elles la durée : restreintes, emprisonnées, elles s’irriteraient et gronderaient en désordre, mais, répandues à travers le temps, elles se calment et, n’étant plus gênées par nul obstacle, elles ne se gênent plus l’une l’autre.

Voyant ainsi s’ouvrir devant nous un avenir sans

  1. Diog. L. x. 130.
  2. In animis inclusæ inter se dissident atque discordant. De fin., I, xiii, 44.