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ÉPICURE

abstrait du temps, — poursuivons autant de fins particulières qu’il y a de plaisirs particuliers. Le souverain bien n’est pas le plaisir, le bonheur, mais les plaisirs. « La fin diffère du bonheur : τέλος ευδαιμονίας διαφέρει ; en effet, la fin est le plaisir partiel du moment, tandis que le bonheur résulte de l’assemblage des plaisirs partiels, auxquels on ajoute ceux du passé et ceux de l’avenir. Le plaisir partiel est vertu par lui-même ; le bonheur ne l’est pas par lui-même, mais par les plaisirs partiels qui le composent[1]. » Ainsi la doctrine du plaisir aboutit, chez Aristippe, à poser pour fin de l’homme la multiplicité et la variabilité mêmes. Chaque action doit se prendre à part et avoir en elle-même, abstraction faite de toutes les autres, sa fin particulière, à savoir le plaisir particulier qui en résultera[2]. Tout point fixe (ὡρισμένον) auquel on puisse rattacher la série indéfinie des actes est donc enlevé ; non-seulement hors de nous, dans les plaisirs que nous devons vouloir, règne un mouvement et un changement perpétuel (ἡδονάὶ ἐν κινήσει), mais nous sommes obligés de réaliser ce changement en nous-mêmes, de rendre notre volonté aussi mouvante et aussi fugitive que les plaisirs qu’elle veut, de la fractionner entre mille fins sans pouvoir relier à aucune unité tous ces fragments dispersés de bonheur qui constituent la vie. (ἐκ τῶν ἡδονῶν μερικῶν σύστημα). La prévoyance qui présiderait aux actions, les soumettrait à une règle et les subordonnerait à une fin supérieure, semble à Aristippe une gêne et, selon sa propre expression, une servitude. Mais il ne s’aperçoit pas qu’en voulant se rendre indépendant de l’avenir il se rend esclave du présent ; il ne s’aperçoit pas que, dans cette petite république qui est nous-mêmes, l’harmonie, la poursuite commune à travers le temps d’une même fin, produit une liberté plus grande que le désordre et l’empiétement des passions les unes sur les autres[3]. Limiter la volonté au présent,

  1. Aristip. ap. Diog. L., II, 87.
  2. Τοῦ μὲν ὅλου βίου τέλος οὐδὲν ὡρισμένων ἔταξαν ἑκάστης δὲ πράξεως ἴδιων ὑπάρχειν τέλος τὴν ἐκ τῆς πράξεως περίγινωμένην ἡδονήν. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  3. Cf. De finibus, I, xvii, 57. « Neque enim civitas in seditione beata esse potest, nec in discordiâ dominorum domus, quô minùs animus a se ipse dissidens, secumque discordans, gustare partem