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PLAISIR DU VENTRE

d’avoir essayé de comprendre les paroles du disciple avant de s’être attachés à celles du maître. Gassendi passe sous silence ces passages importants ; cela prouve qu’il avait l’esprit moins vigoureux et moins systématique qu’Épicure ; Brucker, favorable aussi à l’épicurisme, essaie d’en contester l’authenticité ; mais l’authenticité en est, a priori, évidente : c’est une conséquence parfaitement logique des principes épicuriens, c’est un moment nécessaire, sinon définitif, dans la pensée d’Épicure, comme dans celle de tous les philosophes empiristes et utilitaires. Le principe de tous les plaisirs n’est-il pas le plaisir de vivre et, conséquemment, de renouveler et de nourrir sans cesse cette vie ? Le principe de tous les intérêts n’est-il pas l’intérêt de vivre, et conséquemment de conserver les moyens les plus immédiats de la vie, les aliments ? On peut donc dire, avec Métrodore, que toute philosophie utilitaire, aussi bien celle de Hobbes, d’Helvétius, de Bentham ou de Stuart-Mill que celle d’Épicure, a son dernier objet dans le ventre (σπουδὴν περὶ τὴν γαστέρα).

Rappelons à ce sujet les conclusions auxquelles aboutit, avec M. Herbert Spencer, la philosophie anglaise contemporaine. Selon M. Spencer, nos sciences, nos arts, notre civilisation, tous ces phénomènes moraux et sociaux si compliqués qui constituent actuellement l’existence humaine, se réduisent en dernière analyse à un certain nombre de sentiments et d’idées. Ces sentiments et ces idées se ramènent aux sensations primitives, aux données des cinq sens. Les cinq sens se ramènent au toucher, et Démocrite avait raison de dire : « Tous nos sens sont des modifications du toucher. » Enfin le toucher lui-même a sans doute son origine dans ces phénomènes d’intégration et de désintégration qui sont la base de toute vie et qui distinguent la matière organique de la matière inorganique. Ainsi, à l’origine, intégration et désintégration, concentration et dispersion des forces, assimilation et désassimilation, tel est le phénomène primitif qu’on découvre et d’où sont sortis tous les autres, tel est le « germe » et la « racine » de toute vie et de toute science[1].

  1. V. M. Herbert Spencer, Principles of psychology, § 39, et M. Ribot, La psychologie anglaise contemporaine.