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LE PLAISIR, FIN DE LA VIE

II. — Les principes posés, voyons les conséquences.

La jouissance étant au premier rang, la vertu, dans le sens où le vulgaire prend ce mot, tombera évidemment au second ; la jouissance étant une fin, la vertu ne pourra être qu’un moyen. « Sans le plaisir, dit Epicure, les vertus ne seraient plus ni louables ni désirables[1]. » L’honnête dépouillé de l’agréable n’est rien[2]. « Il faut, dit-il, priser l’honnête, les vertus et les autres choses telles, si elles procurent du plaisir ; si elles n’en procuraient pas (ἐὰν δὲ μὴ παρασκευάζη), il faudrait leur dire adieu[3]. » D’ailleurs, cette dernière hypothèse, comme nous le verrons plus tard, est irréalisable aux yeux d’Epicure.

La vertu épicurienne n’est donc qu’une sorte de monnaie avec laquelle on se procure le plaisir, comme on se procure avec l’or ou l’argent les choses utiles à la vie. On peut être riche de vertu comme on est riche d’argent, mais ces deux sortes de richesse, si elles étaient seules, ne suffiraient point à l’homme, pas plus qu’il ne suffisait à Midas, pour être heureux, de changer en or tout ce qu’il touchait.

Puisque les vertus sont des moyens par rapport au plaisir, il est nécessaire d’organiser rationnellement ces moyens et de les subordonner avec habileté à la fin désirable. C’est l’œuvre de la raison, c’est l’affaire de la science et de la sagesse, φρόνησις.

Epicure va revenir ainsi, par une voie détournée, à la vieille conception de Socrate : on ne peut être vertueux sans être savant; la vertu s’identifie avec la science, surtout avec la science suprême, la philosophie[4].


    bonorum, quod Graeci τέλος nominant, quod ipsum nullam ad aliam rem, ad id autem res referentur omnes, fatendum est summum esse bonum jucunde vivere. »

  1. Cicer., De fin., I, xiii.
  2. Ibid., II, xv.
  3. Epic. ap. Athen., XII, 67. Τιμητέον τὸ χαλὸν καὶ τὰς ἀρετὰς καὶ τὰ οιουτότροπα, ἐὰν ἡλονὴν παρασκευάζῃ, ἐὰν δὲ μὴ παρασχευάζη, χαΐρειν ἐἑατέον. Cf. Senec, Ep., 85, 18 : « Ipsam virtutem non satis esse ad beatam vitam, quia beatum efficit voluptas quae ex virtute est, non ipsa virtus. »
  4. Rien d’étonnant à cet accord de deux systèmes en apparence aussi divergents que le sensualisme épicurien et le rationalisme socratique ; dès que le bien se trouve conçu comme une fin extérieure à nous, dès qu’il apparaît dans son essence comme rationnel, beau