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ÉPICURE

propos délibéré à l’élan qui emporte vers le plaisir tous les êtres de la nature ; il ne faut point qu’il essaie d’y faire obstacle, son intelligence doit se plier à la nature, non la plier à soi.

D’ailleurs, même en voulant se rendre indépendant du plaisir, y parvient-on dans le fait ? la morale rationaliste ne poursuit-elle pas l’impossible ? En croyant par exemple rechercher la souffrance, la peine pour elle-même, le stoïcien rechercherait encore une satisfaction délicate, celle de la vaincre, et, afin de désirer la douleur il commencerait par la transformer en jouissance[1].

On ne peut, d’une manière générale, rien désirer ni rien craindre qui ne nous offre l’image du plaisir et de la douleur. Or, le désir et la crainte sont les seules forces qui nous arrachent au repos. Tous nos mouvements et toutes nos actions se rapportent donc au plaisir. Mais ce à quoi tout se rapporte et qui ne se rapporte à rien, c’est le souverain bien. Le plaisir est donc le souverain bien[2]. « Nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie heureuse (ἀρχὴ καὶ τέλος τοῦ μακαρίως ζῇν) », s’écrie Epicure avec un vif accent de sincérité ; « nous savons (ἔγνωμεν) qu’il est le bien premier et naturel (ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικόν) ; si nous choisissons ou repoussons quelque chose, c’est à cause du plaisir (ἀπὸ τῆς ἡδονῆς) ; nous courons à sa rencontre (ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν), discernant tout bien par la sensation comme règle (ὡς χανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοτες)[3].

  1. On peut voir d’après plusieurs chapitres du De finibus que les Epicuriens, sentant le besoin d’appuyer leur doctrine morale sur l’analyse psychologique, préludèrent aux ingénieuses analyses de sentiments que tenteront plus tard Hobbes, la Rochefoucauld, Helvetius et l’école anglaise contemporaine. Ils eurent même conscience de la force que leur système pouvait emprunter à ces « genèses » des sentiments moraux. « Hoc ratio late patet », dit dans le De finibus l’Epicurien à qui Ciceron laisse la parole. La louange qu’on prodigue au courage, le mérite qu’on attribue a la moralité, tout cela est renversé par l’analyse : « totum evertitur. » (I, x, 36). Il y a dans ces paroles une sorte de prévision des développements que recevra plus tard la doctrine épicurienne, et qui raffermiront en l’appuyant sur la psychologie.
  2. Diog. L., x, 128, 129.
  3. De fin., I, xiii, 42 : « Et appetendi, et refugiendi, et omnino rerum gerendarum initia proficiscuntur aut a voluptate aut a dolore... Quoniam autem id est vel summum vel ultimum vel extremum