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L’ÉPICURISME CONTEMPORAIN

d’Épicure. Ce dernier, après avoir posé le bonheur comme but, reconnaît que la tranquillité de l’âme est la condition nécessaire de ce bonheur, et il croit que l’idée d’une nécessité universelle dominant la nature serait incompatible avec la tranquillité de l’âme. Suivant lui, nous le savons, il est quelque chose de sombre et de troublant dans le sentiment du fatalisme : c’est pour cela qu’il le rejette. Puis, une fois qu’il a commencé à le rejeter, avec un remarquable esprit de logique il le repousse de partout et place en toute chose la spontanéité. Ce qu’il n’a point prouvé, c’est que cette spontanéité même pût exister ; il n’essaie même pas de le prouver. Pour lui, c’est un fait de conscience évident que la liberté morale. Or, la liberté de l’homme étant posée, il en déduit avec beaucoup de force la spontanéité de la nature ; mais il ne s’aperçoit pas que de deux choses l’une, ou la liberté morale est douteuse, et alors son système est enveloppé dans la même incertitude ; ou elle est certaine, et alors c’est un principe nouveau avec lequel il faut compter. Si j’ai la liberté, je puis fonder là-dessus une morale, et me passer entièrement du principe de l’intérêt. De l’idée même de liberté peut se déduire le devoir sans qu’il soit besoin de faire appel au plaisir. Qu’un déterministe soit utilitaire, cela se comprend ; mais qu’un partisan du libre arbitre qui croit sentir en lui un je ne sais quoi d’absolu, une cause vivant et agissant par elle-même, possédant une valeur et une dignité intrinsèques, aille la soumettre à une règle d’action extérieure, la tourner vers une fin étrangère et en faire un instrument de plaisir, c’est là au fond une contradiction à laquelle ont eu raison de se soustraire les Épicuriens modernes. Sur ce point, le système épicurien a acquis de nos jours une force et une homogénéité nouvelles. Épicure se plaignait de ce que l’idée du déterminisme universel pèse à l’âme humaine, car l’homme souffre de sacrifier à la nature sa pleine et entière indépendance ; il oubliait que la morale, pas plus qu’aucune autre science, ne peut entrer dans cette question de préférences individuelles. Toute science cherche non pas ce qui plaît à l’intelligence ou à la sensibilité, mais ce qui est. Elle poursuit non le bonheur absolu, cette utopie de l’épicurisme antique, mais le bonheur relatif, compatible avec la réalité, et elle ne recule devant aucune vérité, quelque dure qu’elle puisse être.