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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

propre estime. Nous aimons l’humanité, ce sentiment sublime, à la fois en nous et dans les autres, parce que l’humanité est aimable par elle-même. « La vertu est sa propre récompense... Quand l’univers entier serait injuste pour l’homme de bien, il lui reste l’avantage de s’aimer, de s’estimer lui-même, de rentrer avec plaisir dans le fond de son cœur[1]. »

Rien de plus curieux que ce passage de l’épicurisme au stoïcisme. Nous avons vu déjà, sur beaucoup de points, Epicure se rapprocher de Zénon ; mais l’épicurisme antique, plus conséquent peut-être que l’épicurisme moderne, n’avait jamais tenté un rapprochement aussi complet, une évolution aussi surprenante. Spinoza lui-même, chez qui les systèmes d’Epicure et de Zénon sont près de se réconcilier, faisait de l’estime de soi comme du remords, du mérite comme du démérite, une illusion intérieure.

Saint-Lambert, l’auteur du Catéchisme universel, partant des mêmes principes que Dalembert et d’Holbach, aboutit lui aussi à l’amour de l’humanité. « La nature vous défend de rendre à votre patrie des services que vous croyez funestes au genre humain... Prenez l’habitude de faire et de dire ce qui peut unir les hommes entre eux... Servez l’homme dans celui dont vous ne pouvez aimer la personne. »

III. — De même que l’épicurisme, en France, se faisait humanitaire, il ne pouvait pas ne pas se faire libéral et rénovateur. Helvétius, sur la politique, se tient encore dans le vague ; il parle contre le despotisme, mais il n’y prescrit point de remèdes. D’Holbach, l’un des traducteurs de Hobbes dont il admet les principes, déduit de ces principes des conséquences bien différentes. Sa théorie du gouvernement, inspirée par Locke et par Spinoza, est diamétralement opposée à celle de Hobbes[2].

  1. Syst. de la nat., I. 15, p. 342. Dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau dit de d’Holbach, qu’il représente sous le personnage de Wolmar : « Il fait le bien sans espoir de récompense ; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. »
  2. Le gouvernement, suivant d’Holbach, est la somme des forces sociales déposées entre les mains de ceux qu’on juge les plus propres à conduire les hommes au bonheur (Syst. soc., II, p. 6). Mais ceux-ci ne peuvent recevoir leur autorité que d’un contrat, et non pas seulement d’un contrat qui lie, comme le voulait Hobbes,