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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

gueur du raisonnement : qu’on accorde à Helvétius qu’une force physique, une puissance fatale quelconque puisse produire cette force morale, qui constituerait l’homme vertueux, il vous démontrera que la loi peut le faire, parce qu’elle est la plus forte des forces. Lorsque les lois ne sont pas exécutées, c’est la preuve de l’ignorance du législateur ; s’il avait su disposer le mécanisme social de telle sorte qu’à la violation répondît toujours la sanction, toute violation cesserait ; si le châtiment était toujours inévitable, la loi serait toujours observée, et les hommes, liés par leurs intérêts, seraient liés par la plus immuable nécessité en même temps qu’ils jouiraient ensemble du plus inaltérable bonheur.

Il y a deux sortes de sanctions, l’une qui commande au nom de l’intérêt du corps, l’autre au nom de l’intérêt de l’âme, l’une qui agit par la crainte de la douleur, l’autre par la crainte de la honte. « La récompense, la punition, la gloire et l’infamie, soumises aux volontés du législateur, sont quatre espèces de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public[1]. »

Par la seconde espèce de sanction, celle de l’opinion, le législateur agit directement sur les mœurs ; plus directement encore agira-t-il par l’éducation. Nul mieux qu’Helvétius n’a compris l’importance et la toute-puissance de l’éducation. Déjà Platon avait prêté à Calliclés ces paroles expressives : « C’est nous-mêmes qui faisons la loi ; façonnant les meilleurs et les plus forts d’entre nous, les prenant tout jeunes, les charmant et les fascinant comme des lionceaux, nous les asservissons. » Dans cet asservissement de l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous, Helvétius voit le bonheur de l’État. Il faut non-seulement identifier en fait par la sanction l’intérêt personnel et l’intérêt public, mais encore persuader à tous par l’éducation qu’ils s’identifi ent : « Semblable au sculpteur, qui d’un tronc d’arbre fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des gens vertueux ; » bien plus, il forme « les héros et des génies[2]. »

D’où vient, en effet, l’exaltation de vertu qu’on appelle héroïsme et l’élévation d’esprit qu’on appelle gé-

  1. De l’espr., II, 22.
  2. Ibid., II, 22.