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HELVÉTIUS

aimer autrui ; mais Helvétius n’en croit pas moins possible, dans la société égoïste, la bienfaisance mutuelle. Il y a plus : il fonde cette bienfaisance précisément sur ce qui semblait devoir la détruire, la conviction de l’égoïsme universel. Ici se montre une des plus importantes conséquences de la morale égoïste : l’espoir d’établir la bienfaisance dans les actions sans la bienveillance dans les volontés, et la mutualité des services extérieurs sans la reconnaissance intérieure.

Par cette raison même que tous sont égoïstes et intéressés, dit Helvétius, chacun doit être porté à l’indulgence, à la miséricorde, à la bienfaisance. D’abord, suppression de la colère : « Il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps. » En second lieu, suppression du mépris : « Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt. » Enfin, par cela même qu’on supprime l’amour, on supprime aussi la haine : Helvétius, sans se demander s’il gagne l’équivalent de ce qu’il perd, se félicite de ce résultat. « Les hommes sont donc ce qu’ils doivent être ; toute haine contre eux est injuste ; un sot porte des sottises comme un sauvageon des fruits amers… L’indulgence sera toujours l’effet de la lumière, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action[1]. »

Il semble donc, selon cet idéal de la société utilitaire, qu’il nous suffirait de bien comprendre que nous ne nous aimons point les uns les autres, pour agir immédiatement les uns envers les autres tout comme si nous nous aimions. Ainsi se révèle l’une des plus curieuses conceptions de la pensée humaine : fonder la destruction des haines entre les hommes sur la destruction de l’amour. Au lieu de dire aux hommes : Pour que la guerre cesse entre vous, aimez-vous les uns les autres, les utilitaires disent : Pour que la guerre cesse entre vous,

  1. De l’espr., I, 4; II, 2; II, X. — On sait que la Sorbonne condamna ces paroles : « Comme un sauvageon des fruits amers. » — « Ah ! sauvageons de l’école, s’écrie Voltaire, vous persécutez un homme parce qu’il ne vous hait pas. »