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SPINOZA

Le premier moyen de maintenir la société, c’est donc la puissance physique, avec la crainte qu’elle inspire ; tant que les hommes sont esclaves des passions, la force est le seul moyen de les gouverner. Mais la raison joint sa logique à la puissance physique de la force pour maintenir le contrat social, et pour condamner toute perfidie. « On me demandera peut-être si un homme qui peut se délivrer, par une perfidie, d’un péril qui menace présentement sa vie, ne trouve point le droit d’être perfide dans celui de conserver son être ? Je réponds que, si la raison conseillait dans ce cas la perfidie, elle la conseillerait à tous les hommes ; » — c’est le critérium de Kant ; — « d’où il résulte que la raison conseillerait à tous les hommes de ne convenir que par perfidie d’unir leurs forces et de vivre sous le droit commun, c’est-à-dire de ne pas avoir de droit commun, ce qui est absurde[1]. » En d’autres termes, si la perfidie peut être un effet de la passion, et un effet nécessaire ou fatal, elle n’est pas logique au point de vue de la raison, qui a rapproché les hommes par le besoin de former une société.

Si la passion divise les hommes, la raison les unit. En effet, l’objet de la raison est de comprendre la vérité ; or, la vérité est la même pour tous, et tous peuvent en même temps la connaître. Le vrai bien de chacun, nous l’avons vu, c’est sa raison, et il se trouve que ce bien véritable de chacun est aussi le bien véritable de tous les autres. Nous voilà donc en possession du principe qui va produire entre les hommes la concorde et la paix. La conciliation des intérêts a lieu dans l’intérêt commun de la raison. « L’homme agit absolument selon les lois de la nature quand il vit suivant la raison ; et à cette condition seulement la nature de chaque homme s’accorde toujours nécessairement avec celle d’un autre homme. » Aussi plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus il est utile par cela même aux autres hommes. « Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s’efforce de se conserver, plus il a de vertu, ou ce qui est la même chose, plus il a de puissance pour agir selon les lois de la nature, c’est-à-dire suivant les lois de sa raison. Or, les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vi-

  1. Th., IV, Prop. 62, Scholie.