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LES SUCCESSEURS MODERNES D'ÉPICURE

ou d’amour. Il suit de là que les hommes, dans la persuasion où ils sont de leur liberté, doivent ressentir les uns pour les autres plus d’amour et plus de haine que pour les autres êtres[1]. » En dernière analyse, l’amour est réduit a une illusion, et c’est la aussi, ce semble, le dernier mot du système épicurien.

Pourtant, il faut arriver à établir entre les hommes, sinon l’amour, du moins les apparences et l’équivalent de l’amour. C’est le problème social.

Pour le résoudre il n’y a qu’un moyen : faire coïncider l’intérêt de l’un avec les intérêts de l’autre ; c’est le moyen que tous les épicuriens s’efforceront de trouver, depuis Epicure lui-même jusqu’à Helvétius.

D’où vient l’opposition entre les hommes ? De l’opposition qui existe entre leurs passions. « Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres. » Les intérêts de passions, voilà donc ce qui divise les hommes et ce dont on a toujours fait une objection à la morale de l’intérêt. Mais cette division, selon Spinoza, a deux remèdes. On peut soumettre les passions des hommes à l’unité par la puissance d’une passion supérieure, la crainte, ou par la puissance de la raison. Tels sont les deux grands ressorts de l’ordre social : la loi de crainte et la loi de raison. « La société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d'inconvénients. L’expérience dira toujours aux hommes que les secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les objets de leurs besoins, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts[2]. » De cet intérêt dérivent la société et le pacte social, ainsi que le pouvoir souverain institué pour protéger ce pacte par la force. Car « aucun pacte n’a de valeur qu’en raison de son utilité ; si l’utilité disparaît, le pacte s’évanouit avec elle et perd toute autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu’un à sa parole, à moins qu’on ne fasse en sorte que la rupture du pacte entraîne pour le violateur de ses serments plus de dommage que de profit[3]. » Ce sont les principes d’Epicure et de Hobbes.

  1. Ethique, III, Prop. xlix.
  2. IV, Prop. xxxv, v, Scholie du Corollaire, 2.
  3. Traité Théol. pol. xvi.