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LES SUCCESSEURS MODERNES D'ÉPICURE

l’utilité. De là résulte ce théorème : « Agir absolument par vertu, ce n’est autre chose que suivre la raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être (trois choses qui n’en font qu’une), et tout cela d’après la règle de l’intérêt propre de chacun[1]. » C’est le théorème fondamental du système utilitaire. « L’essence de la vertu, c’est cet effort même que l’homme fait pour conserver son être ; et le bonheur consiste à pouvoir le conserver en effet. » Ce pouvoir se confond d’ailleurs avec la vertu même, dont l’effort n’était que le fondement et dont le succès est l’achèvement. Aussi y a-t-il identité entre le bonheur et la vertu. « La béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même. » Pouvoir réellement se conserver, c’est réussir à se conserver ; agir ainsi, c’est jouir, et jouir c’est être heureux ; mais, d’autre part, agir ainsi, c’est être vertueux ; la vertu n’est donc que le bonheur même, comme tous les épicuriens et utilitaires le soutiennent l’un après l’autre.

II. — L’homme peut être considéré comme individu ou comme membre d’une société : de là deux points de vue relatifs dans cette science toute relative qu’on appelle la morale ou science de la vertu et du bonheur.

Si l’individu est considéré seul, abstraction faite de la société, la vertu consiste pour lui à se procurer le plus grand bonheur possible. Pour cela, il doit satisfaire le mieux possible sa vraie nature. Or, sa vraie nature, c’est la raison, puisque la raison est l’essence de l’homme. L’acte propre de la raison, c’est de comprendre, et comprendre, c’est apercevoir la nécessité des choses. Cette nécessité, c’est la Nature, ou, si l’on veut, c’est Dieu. Par là Spinoza ramène la morale du bonheur à la morale de l’intelligence, l’épicurisme au stoïcisme. « Nous ne tendons, par la raison, à rien autre chose qu’à comprendre ; et l’âme, en tant qu’elle se sert de la raison, ne juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre[2]. » Rien ne nous est connu comme certainement bon ou mauvais, que ce qui nous conduit à comprendre véritablement les choses, ou ce qui peut nous en éloigner[3]. L’âme n’agit qu’en tant qu’elle

  1. Ibid. Prop. xxiv.
  2. Prop. xxvi.
  3. Prop. xxvii.