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LA ROCHEFOUCAULD

est inconsciente, implicite, flottante ; rien de plus net et, il faut bien le reconnaître, de plus profond. Les épicuriens et les utilitaires, surtout les plus modernes, se sont souvent laissé prendre aux mots généraux et vagues. Plaisir, bien-être, bonheur, autant de mobiles qu’ils donnent pour but à notre conduite, sans nous dire aujuste ce que c’est ; est-ce seulement mon plaisir, ou le vôtre ; mon bien-être, ou le vôtre ; mon bonheur, ou le vôtre ? La Rochefoucauld, lui, ne laisse rien dans le vague ; sa tâche, dans l’histoire de l’épicurisme, aura été, pour ainsi dire, de particulariser tous les termes, de séparer nettement les intérêts les uns des autres ; de dessiner tous les contours de l’égoïsme ; de découvrir, comme il le dit lui-même, les terres inconnues du pays de l’amour-propre. D’avance il s’efforce d’ôter à ces mots de sympathie et de bienveillance, qui se retrouveront plus tard dans l’école anglaise, tout ce qu’ils ont d’attrayant, en leur ôtant ce qu’ils ont d’ambigu. Personne n’a, mieux que La Rochefoucauld, sondé la doctrine de l’intérêt ; il en a vu, pour ainsi dire, le fond.

Quelle est donc, en résumé, la dernière unité à laquelle se ramènent ces passions qui semblent agiter l’homme d’une manière si diverse et si contradictoire, et qui pourtant ont toutes la même origine et la même fin ? Il y a d’abord, nous l’avons vu, une passion générale qui domine et embrasse presque toutes les autres, c’est la vanité, c’est l’orgueil. Nous savons l’importance que La Rochefoucauld y attache : « Les passions les plus violentes, dit-il, nous laissent quelquefois du relâche, mais la vanité nous agite toujours. » « L’orgueil est égal chez tous les hommes, et il n’y a de différence qu’aux moyens (vertus ou vices) et à la manière (honnêteté ou crime) de le mettre au jour[1]. » Il est difficile de trouver une affirmation plus explicite.

Maintenant, l’orgueil lui-même, avec toutes les passions qu’il renferme, rentre et se résume dans une passion plus générale encore : l’amour-propre. L’amour-propre, voilà le centre autour duquel s’accomplissent tous les mouvements de l’âme que nous avons décrits : bien plus, il est l’âme même, il est la vie ; de la vient que nous tombons dans l’inertie et perdons pour ainsi dire connaissance, ou que soudain nous revenons à

  1. Max. 443, 35, 450.