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LA ROCHEFOUCAULD

Puisque nous ne pouvons agir avec liberté et indépendance, encore moins dépend-il de nous de persévérer dans l’action commencée : il nous est impossible de répondre de nous dans le présent, à plus forte raison dans l’avenir : « La persévérance n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point. » « La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie[1]. »

Mais, dira-t-on, n’avons-nous pas le pouvoir de rejeter loin de nous certaines passions ? Si nous sommes en servitude, ne pouvons-nous donc accomplir notre délivrance ? Le plus célèbre représentant de l’utilitarisme anglais, Stuart-Mill, admettra lui-même, quoique déterministe, que nous avons le pouvoir de « modifier notre caractère », de nous affranchir de certaines passions ; et pour cela, suivant lui, il suffit de le désirer. – Mais La Rochefoucauld rejette d’avance tout pouvoir de ce genre. Nous ne pouvons désirer nous modifier que si ce désir nous vient, et il ne peut nous venir que par la diminution et le remplacement d’un autre désir ; donc là où une passion est vaincue, ce n’est pas nous, en réalité, qui triomphons d’elle, c’est une passion contraire. « Il y a dans le cœur humain, dit La Rochefoucauld, une génération perpétuelle de passions, en

    sais si vous l’entendez comme moi, écrivait à ce sujet Mme de Schomberg, mais je l’entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au cœur ce qu’il veut ; mais il se trompe, il en est la dupe ; c’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit ; l’on sert tous ses mouvements malgré que l’on en ait, et l’on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu’aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet, qui ne sont pas mal à propos.

    La raison sans cesse raisonne
    Et jamais n’a guéri personne,
    Et le dépit le plus souvent
    Rend plus amoureux que devant. »

    La Rochefoucauld, par malheur, ne l’entend pas du tout comme Mme de Schomberg ; le cœur est pour lui l’ensemble fatal des passions qui sans cesse dominent et gouvernent la raison, alors que la raison se croit maîtresse et souveraine : la volonté, en nous, est toujours dupe de la passion, la liberté, de la servitude.

  1. Max. 181, 5.