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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

d’autres, de désirer son avantage propre, que la pierre ne cesse, si on la joint à d’autres pierres et qu’on la précipite dans l’espace, de tomber en droite ligne. Qu’on ne parle donc pas à Hobbes de la nature sociable de l’homme : l’homme est par nature égoïste ; aussi la définition d’Aristote : ζῶον πολιτικόν, est-elle fausse ; l’homme n’est point né apte à la société. Déjà Epicure et Métrodore avaient réagi contre la définition aristotélique, en nous montrant dans les hommes à l’état sauvage « des animaux prêts à se dévorer les uns les autres. » Si l’homme, ajoute Hobbes, aimait naturellement l’homme, il l’aimerait en tant qu’homme, et abstraction faite de l’avantage ou de l’honneur qu’il peut en recevoir ; il aimerait donc également tous les hommes ; ce qui n’est pas. Nous ne recherchons pas naturellement la société, mais les avantages qui peuvent en résulter pour nous ; ce que nous aimons dans un compagnon, c’est en premier lieu son utilité, en second lieu sa personne. Si on pouvait aimer l’homme abstraction faite de l’intérêt, comment expliquer l’envie et la médisance ? De quoi s’occupent toutes les sociétés et qu’allons-nous y chercher, sinon le plaisir d’entendre médire du prochain, d’abaisser autrui et de nous élever nous-mêmes à ses dépens ? Non, l’homme n’est pas né sociable ; sa nature le pousse à la domination et non à l’égalité que la société comporte. Il ne s’ensuit pas que l’homme n’ait point le désir de la société, il ne s’ensuit même pas que des réunions fortuites soient impossibles ; mais il y a une différence entre le désir et la capacité, entre des réunions fortuites et des sociétés civiles[1].

Puisque la société, d’où résulte l’état de paix, n’est pas naturelle ; puisqu’il n’y a rien dans l’homme, excepté son intérêt, qui tende à le rapprocher de l’homme, il est évident que l’état naturel par excellence, l’état primitif, c’est la guerre. Point de milieu entre la société ou la guerre, entre l’harmonie ou la lutte. En effet, tous les mécanismes humains ne tendent qu’à un même but, la jouissance ; il y en aura donc plusieurs parmi eux qui désireront à la fois un même objet de jouissance ; or, si par hypothèse ils ne peuvent jouir à la fois de cet objet ni le diviser, voilà la guerre engagée, voilà la force en œuvre, et c’est la force la plus forte qui l’emportera[2].

  1. De cive, Lib., Prœf., C. I, i et annot.
  2. De cive, Lib., I, 6. Cf. Lucrèce, I. V. loc. cit.