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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

trop souvent ces deux époques de l’histoire à part l’une de l’autre, sans bien voir les liens qui les rattachent. Dès le xviie siècle la foi s’ébranle, l’incrédulité commence à percer de toutes parts ; on peut en juger par Pascal, qui a posé plus nettement qu’aucun autre le dilemme entre l’épicurisme et la foi. La société où a vécu Pascal pendant plusieurs années était « libertine », et par ce mot, au xviie siècle, on n’entendait pas le libertinage des mœurs, mais l’indépendance de la pensée. « Il entendit « faire des discours aux libertins », dit Mme Périer. On commençait à se poser des problèmes, à en chercher la solution. Plus tard, Pascal malade, converti, fanatique, était visité par des gens qui venaient lui demander conseil sur des questions religieuses ou morales ; c’est alors qu’il donnait des coups de coude sur sa ceinture de fer ; ces épines qui déchiraient sa chair n’étaient que l’image de celles qui, suivant l’expression de M. de Saci, « déchiraient son âme. » Et ce mal intérieur dont souffrait un Pascal, tout son siècle le ressentait d’une manière plus ou moins vive.

Toute cette époque oscille entre l’épicurisme rajeuni et le christianisme vieillissant. On se rappelle le fameux épicurien Des Barreaux et la société épicurienne qu’il présidait, dont Chapelle et Théophile Viau faisaient partie. C’était vers Epicure que penchait généralement la jeunesse. En ce mouvement qui agitait les esprits, une idée fit défaut, une idée que le xviiie siècle devait mettre en lumière et chercher, tant bien que mal, à concilier avec les principes de l’épicurisme. A la foi qui s’en allait on n’opposait rien encore ; or, l’incrédulité trop complète est impuissante ; si l’incrédulité l’emporta au xviiie siècle, c’est qu’à la foi religieuse elle opposait un autre genre de foi, à l’amour du Christ un autre genre d’amour, à la divinité l’humanité. Le xviiie siècle tout entier eut foi dans l’humanité, et les utilitaires eux-mêmes se consacrèrent à ce culte désintéressé et actif. C’est dans cette conception nouvelle qu’ils trouveront une force capable de remuer à fond les esprits ; malgré Pascal, l’épicurisme, s’alliant en une certaine mesure au stoïcisme, achèvera la révolution intellectuelle et morale qui commence.

II. — A la même époque où l’épicurisme se relevait en France, il était reconstitué en Angleterre sous une