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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE
La cité de Hobbes. — Point faible du système de Hobbes. — Le gouvernement le plus fort est-il le gouvernement despotique ? — Moyen terme entre l’anarchie et l’empire : la liberté. — Rôle de Hobbes dans l’histoire des doctrines épicuriennes et utilitaires.

I. — L’épicurisme fut le dernier des systèmes de philosophie qui survécurent quelque temps encore au christianisme. Il prolongea son existence quatre cents ans après Jésus-Christ. À cette époque, définitivement étouffé, il sembla disparaître entièrement. Cependant, malgré ce triomphe du christianisme, il resta toujours quelque trace de l’esprit épicurien, qui se confondait en somme avec l’esprit d’incrédulité.

L’épicurisme était la seule de toutes les sectes antiques qui fût essentiellement incrédule, qui niât tout miracle, et ne fît aucune part aux sentiments religieux et mystiques dans l’explication des choses. Au contraire, le fond du système stoïcien, par exemple, était une religiosité vague, un panthéisme qui aboutissait à admettre dans le monde une incessante action divine, une perpétuelle providence ou, pour mieux dire, un perpétuel et éternel miracle ; le Stoïcien, croyant à la fatalité et à la prédestination, croyait aux oracles, les consultait, les redoutait, nourrissait, en somme, une bonne partie des superstitions du vulgaire. De même pour les Platoniciens. Le platonisme, qui avait repris une vie nouvelle dans l’école d’Alexandrie, s’y trouvait allié à des doctrines de théurgie et de magie ; il était tout-à-fait incapable de résister à une religion appuyée sur des miracles, alors qu’il cherchait à en produire pour son propre compte. Seul, l’épicurisme était absolument ennemi de toute religion quelle qu’elle fût ; car toute religion repose plus ou moins sur l’idée de création, de providence, de miracle, de solidarité entre le monde et Dieu. Ce n’est donc pas sans raison que le nom d’épicurien devint rapidement synonyme d’incrédule et d’irréligieux.

Quelques siècles apres Jésus-Christ, nous voyons déjà les pères de l’Eglise envelopper dans les mêmes réfutations et les mêmes malédictions les Epicuriens et toute espèce de libres-penseurs. De même le Talmud désigne sous le nom d’Epicuriens les Sadducéens et les libres-penseurs en général. Aux yeux des Juifs comme des Chrétiens, tout incrédule se trouvait ainsi facilement rangé sous le parti d’Epicure, et c’est Epicure qui, parmi les philosophes antiques, apparaissait comme le véritable