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L’ÉPICURISME DANS LES TEMPS MODERNES

avançaient, l'humanité se fatiguait de plus en plus d’avoir sans repos les yeux tournés au ciel, et la terre prit une part plus grande dans la pensée de tous. Montaigne représente assez bien cette époque de transition : il n’est pas épicurien, il n’en aurait garde ; mais il est pyrrhonien. Le pyrrhonisme a cela de commode qu’on peut être pyrrhonien et bien autre chose encore ; le scepticisme n’exclut rien, précisément parce qu’il rejette tout : il rejette tout en théorie, et comme en pratique il faut bien admettre quelque chose, il n’admet que ce qu’il veut. Un sceptique peut être bien avec tout le monde, s’incliner devant toute croyance dominante, et néanmoins être libre avec tout le monde. Un épicurien, au contraire, ne peut être qu’épicurien, et il est un ennemi pour tous ceux qui ne le sont pas. Donc Montaigne rejettera loin de lui ce nom peu aimé d’épicurien ; en fait il sera non moins disciple d’Épicure que de Pyrrhon : combien de pensées épicuriennes renaissent en Montaigne, et s’infiltrent dans ce livre « ondoyant » des Essais ! Quand tout un siècle se fut nourri de Montaigne et que plusieurs générations eurent lu et médité son livre, — ce « bréviaire des honnêtes gens, » comme l’appelait un cardinal, — ce n’est pas le scepticisme de Pyrrhon qui sortit de cette méditation, ce fut la morale d’Épicure.

Vers la première moitié du xviime siècle nous voyons en effet renaître, à la fois en France et en Angleterre, le système complet de l’épicurisme. En France, il est restitué par l’érudition prudente d’un Gassendi ; en Angleterre, il est reconstruit par le génie rigoureux d’un Hobbes ; à partir de ce moment les idées épicuriennes ont repris toute leur place dans l’histoire, et leurs défenseurs redeviennent aussi nombreux qu’ils l’étaient jadis. C’est à Épicure qu’aboutit, sans s’en douter, La Rochefoucauld, ce penseur misanthrope et sombre, qui semble au premier abord perdu dans les profondeurs de l’âme humaine sans se préoccuper d’autre chose que des finesses et des curiosités de l’analyse psychologique. C’est l’épicurisme qui, uni au naturalisme de Spinoza, renaît chez Helvétius, D’Holbach, Saint-Lambert, inspire enfin tous les écrivains français du xviiime siècle (excepté Montesquieu, Turgot et Rousseau). Puis il repasse en Angleterre, et suscite dans la patrie de Hobbes des partisans plus nombreux encore. Chez Bentham et