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DE L’EXISTENCE DU MAL

celui de l’existence du mal. Cet argument est à vrai dire le seul dont il se serve, car il lui paraît suffisant. Suivant Lucrèce, l’existence du mal dans le monde est incontestable ; sans aller plus loin, notre terre n’est pas ce qu’elle pourrait être : couverte de forêts, de montagnes, de marais et de mers, elle oppose à l’homme des obstacles souvent infranchissables. L’homme, qui est l’animal le plus parfait de la terre, est cependant l’un des plus misérablement partagés. Dans la nature rien ne porte la marque d’une fin poursuivie sans défaillance, rien ne portera marque d’un Dieu. Certes, si le monde était divin, il serait meilleur[1].

En s’appuyant sur cette existence du mal qu’il n’a pas de peine à démontrer, Epicure aboutit à cet argument auquel ni les anciens ni les modernes n’ont répondu et que nous trouvons cité dans Lactance. « Ou bien, dit-il, Dieu veut supprimer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut pas ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et qu’il ne le puisse pas, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est envieux, ce qui ne peut pas convenir davantage à Dieu ; s’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois envieux et impuissant, donc il n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, alors d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas[2] ? » Ainsi, pour qui admet une cause première, le seul moyen d’expliquer l’origine du mal, est de transporter en cette cause le mal même, ce qui est impossible.

II. — Maintenant de ce qu’il n’existe pas de Dieu créateur s’ensuit-il qu’on aboutisse nécessairement à l’athéisme ? Cela serait aller trop vite selon Epicure.

  1. Lucr., V, 196.
  2. « Quodsi hæc ratio vera est, dissolvitur etiam argumentum illud Epicuri : « Deus, inquit, aut vult tollere mala, et non potest ; aut potest, et non vult ; aut neque vult, neque potest, aut et vult et potest. Si vult, et non potest, imbecillis est, quod in Deum non cadit : si potest et non vult, invidus, quod æquè alienum a Deo : si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est, ideo nec Deus ; si vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sunt mala ? aut cur illa non tollit ? » Scio plerosque philosophorum, qui providentiam defendunt, hoc argumente perturbari solere, et invitos pæne adigi, ut Deum nihil curare fateantur ; quod maxime quærit Epicurus. »