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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

geurs font comprendre aux tribus sauvages leurs intentions pacifiques. Ainsi Lucrèce et Epicure évitent l’utopie de Hobbes et de ses successeurs, qui paraissent supposer un contrat en bonne et due forme conclu par les premiers hommes.

Le pacte fait, tous ne durent pas en tenir compte, et çà et là la concorde fut rompue plus d’une fois ; mais, dit Lucrèce, « le plus grand nombre des hommes et les meilleurs observèrent fidèlement le pacte. » La preuve la plus frappante que la justice, une fois établie, a eu pour elle le nombre et la force, c’est, suivant Lucrèce, l’existence même du genre humain : « Sans cela, dit-il, l’humanité eût été entièrement détruite et la race n’eût pu jusqu’à nos jours propager ses générations[1]. » Ainsi, par une application de la grande loi de sélection naturelle qu’il avait déjà formulée, Lucrèce nous montre dans la justice et dans l’observation du contrat social une condition même d’existence pour les peuples : notre vie actuelle marque en quelque sorte le triomphe de la justice dans le passé, et pour que nos descendants vivent il faudra qu’elle triomphe aussi dans le présent et dans l’avenir.

Si l’association des hommes entre eux a pu précéder l’existence du langage articulé, elle ne devait cependant pas tarder à l’amener par un progrès tout naturel. Selon Lucrèce comme selon Epicure, le langage fut simplement à l’origine l’émission de certains sons en harmonie avec les sensations et les idées de chaque homme[2]. Même chez les animaux nous voyons telle ou telle émotion, tel ou tel sentiment s’exprimer par des sons particuliers, très distincts les uns des autres, dont la gamme forme déjà une sorte de langage rudimentaire. « Si donc les différentes sensations des animaux leur font proférer des sons différents, tout muets qu’ils sont, combien n’est-il pas plus naturel que l’homme ait pu désigner les divers objets par des sons particuliers[3]. » Ainsi, chez tous les êtres, toute sensation

  1. V, 1023 :

    Non tamen omnimodis poterat concordia gigni ;
    Sed bona magnaque pars servabant fœdera casti:
    Aut genus humanum jam tum foret omne peremptum,
    Nec potuisset adhuc perducere sæcla propago.

  2. Ibid., 1027. Cf. Diog. Laërt., X, 75.
  3. Lucr., 1075.