Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
162
ÉPICURE

familles. Mais, pour subsister, la société suppose l’existence d’une certaine justice entre les individus qui la composent. Comment cette justice pourra-t-elle s’établir entre des hommes que Lucrèce et Epicure nous ont dits être mus uniquement par l’intérêt personnel et ne reconnaître d’autre règle que la force ? Pour résoudre cette difficulté, Lucrèce invoque avec Epicure l’idée de contrat : il place à l’origine de toute société un pacte plus ou moins large, consenti par les divers individus : tant que ce pacte n’existe pas, il n’y a pas plus de société ni de justice entre les hommes qu’entre les animaux : c’est ce pacte qui, réalisant un nouveau progrès dans l’humanité et dans le monde, crée la justice. « En ce temps, dit Lucrèce, ceux dont les habitations se touchaient commencèrent à former entre eux des liaisons, convinrent de s’abstenir de l’injustice et de la violence, de protéger réciproquement les femmes et les enfants, signifiant dès lors même par leurs gestes et leurs sons inarticulés qu’il est juste d’avoir pitié de tous les faibles[1]. » On le voit, suivant Lucrèce, l’entente primitive qui est l’origine de la justice sociale n’eut pas besoin pour s’établir du langage articulé : les hommes s’entendirent d’abord par signes, comme les animaux ; c’est encore ainsi que les voya-

  1. V, 1019 :

    Tunc et amicitiara cœperunt jungere, habentes
    Finitima inter se, nec lædere, nec violare ;
    Et pueros commendarunt, muliebreque sæclum,
    Vocibus, et gestu, cum balbe significarent
    Imbecillorum esse æquum misererier omnium.

    Vocibus au pluriel ne peut désigner dans ce passage que les sons inarticulés : la formation du langage est décrite plus tard par Lucrèce, et Lucrèce suit l’ordre historique dans son exposition.

    La conception du pacte social n’a pas été assez remarquée chez Epicure et surtout chez Lucrèce ; cependant elle a une importance capitale dans l’épicurisme, importance qui ressort des textes de Diogène de Laërte (x, 150). Lucrèce, si fidèle dans les moindres détails à la doctrine du maître, ne pouvait manquer de reproduire cette idée. Jungere amicitiam... nec lædere nec violare est évidemment la traduction latine de συνθήκας ποιεῖσθαι τὰς ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἄλληλοὺς μηδὲ βλάπτεσθαι. Plus tard, et à plusieurs reprises, Lucrèce emploiera dans le même sens fœdus ou fœdera pour traduire σύμβολων τοῦ συμφέροντος. — On ne sait pas assez que l’idée de contrat dont Hobbes et Rousseau tireront un si grand parti, est une réminiscence plus ou moins inconsciente de l’épicurisme.