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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

loppe graduellement, que ses moeurs se purifient, enfin que la société naisse et subisse elle-même une évolution à travers les siècles. Aussi toute théorie non religieuse du monde suppose comme corollaire et comme confirmation une histoire des progrès de l’homme. On ne peut exclure le merveilleux du monde sans l’exclure de l’humanité ; or, la seule hypothèse qui exclue complètement le merveilleux, c’est celle d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant pas à pas, — pedetentim, comme dira Lucrèce ; — ainsi est rendue inutile la brusquerie du miracle, et l’idée de progrès vient s’opposer à celle de création.

Si à cette espèce de métaphysique indépendante se joint une psychologie sensualiste comme celle de Démocrite et d’Epicure, ou de Locke et de Condorcet, il y aura alors une chance de plus pour que l’idée de progrès prenne naissance dans un tel système. En effet, les théories sensualistes font de l’intelligence un produit de la sensation, au lieu d’en faire une faculté saisissant immédiatement par intuition le vrai et le bien ; toutes les connaissances humaines ne sont donc plus conçues que comme un amas de sensations accumulées ; et, suivant la remarque de Condorcet, cet amas va montant sans cesse à mesure que le temps avance. Le temps devient alors le facteur essentiel de toutes nos connaissances, et l’esprit humain n’est plus qu’une sorte de grand sensorium qui offre de siècle en siècle une surface plus étendue à toutes les impressions possibles. Pour un être sentant ou pour une succession d’êtres sentants le seul fait de durer constitue un progrès, puisque chaque instant nouveau vient greffer de nouvelles sensations sur le fonds des sensations déjà acquises. Aussi l’idée de progrès semble-t-elle s’être fait jour d’abord chez les doctrines qui ont considéré de préférence dans l’homme l’être sentant. Bacon, l’un des principaux promoteurs de cette idée, était sensualiste ; c’est le sensualisme qui dominait au xviiie siècle, au moment où les idées de perfectibilité indéfinie se formulèrent nettement et se répandirent partout ; enfin, de nos jours, ce sont les écoles naturalistes et sensualistes qui insistent le plus sur le progrès dans la nature et dans l’homme, en le ramenant à l’évolution universelle.

En somme l’idée de progrès ou d’évolution semble inhérente à toute doctrine naturaliste et sensualiste ;