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THÉORIE DES ÉPICURIENS ROMAINS SUR L’AMITIÉ

généralement mal compris, les Epicuriens restent fidèles à l’esprit de leur maître ; ils ne se contredisent nullement comme on l’a cru ; ils invoquent seulement un fait d’observation : à savoir qu’un objet ou un être aimés d’abord pour autre chose, finissent par être aimés pour eux seuls, et de moyens qu’ils étaient, deviennent à nos yeux des fins. Ce fait d’observation, l’Ecole anglaise contemporaine le relèvera également ; elle l’expliquera par l’association des idées, et elle en fera la base de sa théorie de la moralité : la vertu, selon MM. Stuart-Mill et Bain, devient chère à l’homme habituellement vertueux par le même phénomène qui fait que l’avare s’attache à son or. Certes il ne faudrait pas chercher chez les Epicuriens grecs ou romains des « genèses » aussi raffinées ; toutefois, dans sa simplicité primitive, la théorie épicurienne repose absolument sur les mêmes faits que la théorie anglaise dont nous parlons, et elle explique ces faits à peu près de la même manière, par l’habitude. Suivant les Epicuriens, demander pourquoi on s’attache à son ami revient simplement à demander pourquoi on s’attache à son chien, à son cheval, et dans les deux cas la réponse doit être absolument la même. Ce qui rend les êtres chers les uns aux autres, c’est l’habitude de vivre et d’agir en commun ; par ce fait même il se produit entre eux une accoutumance mutuelle (consuetudo), une sorte d’adaptation ; rapprochez deux êtres quelconques par un même intérêt, et à la longue, quels que soient ces êtres et pourvu qu’il n’y ait pas entre eux de répugnance instinctive, le rapprochement même finira par produire l’union. En chassant avec le chien on finira par l’aimer ;

    lit :« Si equos, si ludicra exercendi aut venandi consuetudine adamare solemus ; » mais il ne faudrait pas traduire ludicra exercendi par les plaisirs de l’exercice. Il nous paraît qu’on peut obtenir une version beaucoup plus satisfaisante à la fois au point de vue grammatical et philosophique, en plaçant entre deux virgules exercendi aut venandi consuetudine, et en comprenant la phrase de cette manière : « Si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, à un champ, aux chiens, aux chevaux, à certains jeux, par l’habitude de l’exercice ou de la chasse (dans ces lieux, dans ces villes, etc., ou avec ces chiens, etc.), combien plus facilement et plus justement cet effet (à savoir l’attachement par suite de l’habitude) pourra-t-il se produire dans la société habituelle des hommes ! » — Le ch. xxvi du livre II confirme notre interprétation : « Quum autem usus accessisset, tum ipsum (amicum) amari per se. »