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THÉORIE D’ÉPICURE SUR L’AMITIÉ

tion sont inséparables du bonheur ; elles doivent donc être recherchées. Or, on ne peut obtenir l’affection d’autrui qu’en témoignant à autrui de l’affection, et on ne peut témoigner de l’affection que par des actes où entre dans une certaine portion le sacrifice de l’égoïsme ; l’égoïsme, pour se conserver, est donc contraint, dans une certaine mesure, de se sacrifier. Raisonnement fort logique et auquel les deux penseurs devaient être amenés à la fois par la force des choses. « Comment, dit en propres termes Bentham, un homme pourra-t-il être heureux, si ce n’est en obtenant l’affection de ceux dont dépend son bonheur ? Et comment pourra-t-il obtenir leur affection, si ce n’est en les convainquant qu’il leur donne la sienne en retour ? Et cette conviction, comment la leur communiquer, si ce n’est en leur portant une affection véritable ? Et si cette affection est vraie, la preuve s’en trouvera dans ses actes et dans ses paroles[1]. » Non seulement donc l’égoïsme doit simuler l’affection ; mais, comme l’affection la plus vraisemblable c’est encore généralement la plus vraie, comme ce qu’on simule ne vaut jamais ce qu’on éprouve, l’égoïsme devra s’efforcer d’éprouver une véritable affection. Ainsi se trouve franchi par Bentham et par Epicure le large intervalle qui sépare un moi d’un autre moi.

Si Epicure a fait entrer l’amitié dans son système, ce n’est pas pour la reléguer au second rang, mais pour lui donner véritablement une place d’honneur. Sa conception de l’amitié est d’ailleurs très-délicate et plutôt moderne qu’antique. Les amis, dit-il, doivent être assez unis pour mettre tous leurs biens à la disposition l’un de l’autre ; mais ils ne doivent pas, comme le recommandait Pythagore, les mettre en commun : cette communauté forcée ressemblerait à la défiance plutôt qu’à la libre amitié[2]. Selon Epicure, l’influence de l’amitié domine la vie entière et se la subordonne ; bien plus, elle semble même s’étendre par delà les bornes de la vie : placé aux côtés d’un ami, le sage regardera sans défiance la mort. « C’est une même pensée, dit Epicure, qui nous donne l’assurance que nul mal

  1. Bentham, Déontologie, I, p. 27. — Cf. Principl. of morals and legisl. ch. xi ; of human dispositions.
  2. Diog. L., x, ii. ᾽Απιστούντων εἶναι, οὐδὲ φίλων.— Cf. 120.