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ÉPICURE

des Grecs, et en mourant il avait prononcé des paroles prophétiques. Sans doute, au contact du génie grec, les vieilles croyances de l’Orient prirent une force nouvelle, et une sorte de fermentation commença dans les esprits, qui devait se faire sentir jusque dans les écoles philosophiques. La doctrine d’Hégésias fut peut-être une sorte de synthèse, probablement inconsciente, des idées boudhistes et des idées cyrénaïques.

Quoi qu’il en soit, c’est avec une grande énergie qu’Epicure proteste contre une telle doctrine. On croirait Bentham ou quelqu’un de ses disciples répondant à nos pessimistes modernes. « Quelle folie, s’écrie-t-il, de courir à la mort par dégoût de la vie quand c’est votre genre de vie qui vous force à envier la mort[1] ! » Et ailleurs : « Quoi de plus ridicule que d’invoquer la mort quand c’est la crainte de la mort qui empoisonne votre vie[2] ! » Enfin il écrit à Ménécée : « Le pire (de nos adversaires) est celui qui répète les vers du poëte : — Le premier bien serait de ne pas naître ; le second, de passer au plus vite les portes des Enfers. — S’il est persuadé de ce qu’il dit, comment ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui est toujours possible s’il s’y est résolu fermement après réflexion. Mais s’il parle par raillerie, il fait le plaisant dans des choses qui ne souffrent pas la plaisanterie[3]. » On trouvera cet argument ad hominem peu concluant ; il n’est pourtant pas très-facile d’y répondre. Ajoutons qu’une meilleure critique des doctrines pessimistes peut se tirer du fond même du système épicurien : selon Epicure, la vie, toutes les fois qu’elle ne rencontre pas au dehors d’obstacles et de trouble, est par elle-même jouissance : le plaisir est ainsi conçu comme formant le fond même et la trame de l’existence ; la peine n’est plus qu’une suspension momentanée de cet état de bien-être, une agitation passagère : puis tout rentre dans le repos ; la

  1. Epic. ap. Sense, Epist. ad Lucil., xxiv.
  2. Ibid. Lucrèce développe cette pensée de son maître :

    Et sæpe usque adeo, mortis formidine, vitæ
    Percipit humanos odium lucisque videndæ,
    Ut sibi consciscant mœrenti pectore lethum,
    Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

  3. Diog. Laërt., ibid. Εἰ δὲ μωκώμενος, μάταιος ἐν τοῖς οὐκ ἐπιδεχομένοις.