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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

la jouissance produit la satiété et le dégoût ; dans la vie, la somme des peines est supérieure à celle des plaisirs, et nulle part le bonheur n’existe ni n’est réalisable : ανύπαρκτος ἡ ευδαιμονία[1]. Chercher le bonheur, ou seulement le plaisir, c’est donc chose vaine et contradictoire, puisqu’en réalité on trouvera toujours un surplus de peines ; ce à quoi il faut tendre, c’est seulement à éviter la peine ; or, pour moins sentir la peine, il n’est qu’un moyen : se rendre indifférent aux plaisirs mêmes et à ce qui les produit[2], émousser la sensibilité, anéantir le désir. L’indifférence, le renoncement, voilà donc le seul palliatif de la vie. Et la vie, même ainsi amendée, n’est pas plus désirable que la mort ; ceux qui en sont fatigués peuvent donc s’en guérir ; la vie vaut la mort, et la mort vaut la vie : ἡ ζωὴ καὶ ὁ θάνατος αἱρετός. De là le nom de Pisithanate ou conseiller de mort, donné à Hégésias. De nombreux auditeurs accoururent auprès de lui ; sa doctrine se répandit rapidement, et à sa voix des disciples convaincus se donnèrent la mort. Le roi Ptolemée s’en émut, et craignant que ce dégoût de la vie ne devînt contagieux, fit fermer l’école d’Hégésias et exila le maître.

La doctrine d’Hégésias fait songer aux systèmes contemporains de Schopenhauer et de ses disciples. Cette doctrine se trouve à l’égard de l’école épicurienne dans la même situation que ceux-ci vis-à-vis de l’école utilitaire anglaise. Il est donc curieux de voir à deux époques si différentes de l’histoire deux écoles affirmer à la fois, l’une, que la vie a pour but le plaisir et que ce but peut être atteint, l’autre, que le plaisir, tout en constituant après tout la fin la plus positive de la vie, se trouve hors de notre atteinte, et que le plus sage est de pratiquer une sorte de renoncement ascétique. Hégésias et Schopenhauer ont d’ailleurs ce point commun qu’ils ont dit s’inspirer tous deux des idées indiennes. Schopenhauer se disait lui-même le boudhiste moderne. Quant à Hégésias, il vécut à cette époque où l’Asie et l’Europe venaient d’être mises en relation par la conquête d’Alexandre : les gymnosophistes avaient étonné l’armée grecque ; Calanus s’était brûlé volontairement devant les soldats assemblés, comme Hercule, ce dieu

  1. Ib., 94.
  2. Ib., 96.