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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal. » Lucrèce, lui aussi, s’écriait : « Si les plaisirs, versés en ton âme comme en un vase sans fond, ne se sont pas écoulés et perdus en vain, pourquoi, comme un convive rassasié de la vie, ne sors-tu pas[1] ? » Feuerbach reprend cette image de Lucrèce : « A chaque instant, dit-il, tu vides jusqu’au fond le calice de l’immortalité, qui, comme la coupe d’Obéron, se remplit de lui-même incessamment. »

La doctrine de Feuerbach repose sur une conception particulière du temps et de l’éternité. L’éternité ne consisterait pas dans une extension infinie de la durée, mais dans une intensité infinie de la vie ; elle se trouverait alors concentrée en quelque sorte dans chaque instant de l’existence. « L’éternité, dit-il, est force, énergie, action et victoire. » Au lieu de ces théories métaphysiques inspirées de Hegel, Epicure invoque un exemple pratique. « De même, dit-il, que le sage ne choisit pas la nourriture la plus abondante, mais la plus suave ; ainsi il ne recueille point une vie très longue, mais très suave[2] . » Feuerbach se sert d’un autre exemple, plus esthétique. « Les tons musicaux, dit-il, quoique dans le temps, sont cependant par leur signification en dehors et au-dessus de lui. La sonate qu’ils composent est aussi de courte durée ; on ne la joue pas éternellement ; mais n’est-elle que longue ou courte ? Que dirais-tu, je te le demande, de celui qui, pendant qu’on la joue, n’écouterait pas, mais compterait, prendrait sa durée pour base de son jugement, et, quand les autres auditeurs chercheraient à exprimer leur admiration par des paroles précises, ne trouverait pour la caractériser que ces mots : Elle a duré un quart d’heure ? Sans doute le nom de fou te paraitraît encore trop faible pour un tel homme. Comment faut-il donc nommer ceux qui croient juger la vie en disant qu’elle

  1. Lucr., iii, 930, et ss.
    Nam si grata fuit vita anteacta priorque,
    Et non omnia, pertusum congesta quasi in vas.
    Commoda perfluxere atque ingrata interiere,
    Cur non, ut plenus vitæ conviva recedis,
    Æquo animoque capis securam, stulte, quietem ?
  2. Diog. Laërt., x, 126. Οὕτω καὶ χρόνον οὐ τὸν µήκιστον, ἄλλα ἤδιστον καρπίζεται.