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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

que perdre. La vie future était à leurs yeux une menace, et ne pouvait être une promesse. La doctrine d’Epicure se ressentira de cette conception antique ; elle prendra tout d’abord pour but d’apaiser cette crainte encore primitive de la mort.

II. — La crainte de la mort a une telle puissance aux yeux de Lucrèce que, selon lui, elle serait chez l’homme le principe de toutes les passions mauvaises[1]. C’est à cette crainte qu’il ramène, par une analyse curieuse, l’ambition, l’envie, l’avarice, la bassesse : tous ces vices proviennent, selon lui, de l’importance exagérée que nous attachons à la vie et aux choses de la vie. Il est certain que la peur de la mort est essentiellement corruptrice : nous aurions tous une vie presque parfaite si nous ne craignions jamais de la perdre.

Maintenant, pourquoi redoutons-nous la mort et à tout prix cherchons-nous à l’éviter ? S’il faut en croire Epicure, c’est tout simplement par une crainte naïve ; nous supposons toujours, suivant la croyance vulgaire, qu’il reste quelque chose de nous dans la mort, et c’est le sort de ce quelque chose qui nous inquiète, met en éveil notre imagination, suscite à nos yeux des fantômes. De nos jours même, le fin psychologue anglais. M. Bain, n’est pas très-éloigné d’Epicure et croit comme lui que, dans la mort, c’est surtout l’inconnu et la nuit du tombeau qui nous font peur. « La crainte de la mort, dit M. Bain dans son analyse des émotions, est la manifestation culminante de la terreur superstitieuse. Ce qu’il y a de commun dans toutes les émotions produites par la crainte de la mort, c’est la peur de l’avenir inconnu dans lequel l’être est introduit. L’obscurité de l’ombre de la mort est essentiellement propre à frapper de terreur. Ce sont les plus profondes ténèbres de minuit (the deepest midnight gloom) que l’imagination humaine puisse se figurer[2]. » Si au contraire, selon Epicure, nous réagissions contre ces idées superstitieuses, si nous nous persuadions bien que la mort n’est rien de réel et pour ainsi dire de vivant, qu’elle est au contraire pour nous la dissolution de toute vie, l’anéantissement complet, quelle raison au-

  1. Lucr., III, 31.
  2. M. Bain, The emotions and the will, p. 62.