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DES IDÉES ANTIQUES SUR LA MORT

pourvu de tout sentiment. Les anciens se figurèrent donc la mort comme accompagnée d’une vague sensibilité, et c’est bien là ce qui en faisait pour eux l’objet d’une épouvante toute particulière. Suivant les paroles de Lucrèce exposant la doctrine épicurienne, « l’homme ne peut s’arracher tout entier à la vie, il ne peut se dépouiller de lui-même, se séparer de ce corps étendu à terre ; il s’imagine que cela, c’est encore lui, et debout à côté de son cadavre, il l’anime et le souille encore de sa sensibilité[1]. De là cette crainte, dont parle encore Lucrèce, d’être dévoré par les vautours ou les bêtes féroces, d’être ballotté par les flots, ou simplement de se sentir oppressé sous la pierre froide du tombeau[2]. De là les rites si précis observés dans l’ensevelissement et dont l’oubli pouvait entraîner le malheur éternel du mort ; de là ce soin de préparer près du tombeau, dans la culina, la nourriture qui devait apaiser sa faim : si on négligeait de la lui apporter,

  1. Lucr., III, 890.
  2. Lucr. ibid. — Cette formule, usitée dans les funérailles de la Grèce et de Rome : « Que la terre lui soit légère, » n’avait sans doute rien de métaphorique à l’origine ; elle exprimait un sentiment répandu chez un grand nombre de peuples et qu’on retrouve dans toute sa naïveté chez les tribus sauvages. Les Guaranis, par exemple, veillent à ce que la terre ne pèse pas trop lourdement sur le mort ; les Indiens du Pérou déterraient leurs pères que les Espagnols avaient enterrés dans les églises, en disant qu’ils souffraient d’être ainsi foulés sous les dalles. Chez les Tupis, dans une intention toute contraire et peu gracieuse à l’endroit du mort, on lie fortement les membres des cadavres pour les empêcher de sortir du tombeau et d’aller tourmenter les vivants. Les négresses de Matiamba jettent dans l’eau le corps de leurs maris défunts afin de noyer leur âme et de leur épargner sans doute toute velléité de jalousie. Les Abyssiniens abandonnent les criminels aux bêtes féroces, pour les anéantir à la fois dans cette vie et dans l’autre. Les Chinois attachent une telle importance à être ensevelis dans la terre natale et à pouvoir s’y réveiller un jour, que, s’ils consentent à émigrer en Californie, c’est à la condition expresse qu’on ramènera leurs cadavres au Céleste Empire. M. Spencer, dans ses Principles of sociology, cite l’Inca Atahuallpa qui, condamné à mort, consentit à se faire chrétien, afin d’être pendu au lieu d’être brûlé, car s’il avait été brûlé, c’en était fait de sa résurrection. De nos jours encore, en 1874, l’évêque de Lincoln — raisonnant, comme le remarque M. Spencer, de la même manière que le guerrier indien, — prêcha contre la crémation, qui tend selon lui à ébranler la foi de l’humanité dans la résurrection.