Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
102
ÉPICURE

Resterait à savoir si cette spontanéité universelle, cet élément de variabilité introduit dans l’univers, peut s’accorder avec les théories de la science moderne sur l’équivalence des forces et les lois mécaniques de révolution. C’est une question que nous n’avons pas à examiner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l’importance historique d’une des principales théories d’Epicure.

    sité, c’est une opposition, une contradiction. On ne peut pas sauter de l’une à l’autre ; si donc on place dans l’homme une liberté « indéterminée à l’égard de ses effets, » il faut se résoudre à faire de cette liberté le fond des choses, la source même de l’être. Or, une telle liberté n’est plus seulement spontanéité, elle est indétermination, contingence ; elle est insondable, et cette insondabilité la constitue essentiellement. Ce sera donc l’indeterminé, le contingent et, pour un spectateur du dehors, le hasard qu’il faudra placer à l’origine et au fond des choses. Déjà la liberté humaine, que beaucoup de philosophes admettent, échappe évidemment à la raison ; car si on pouvait entièrement rendre raison d’un acte réputé libre, il se ramenerait à la prédominance de tel ou tel motif et rentrerait ainsi dans le domaine du déterminisme : expliquer une chose, c’est la déterminer ; la liberté est donc essentiellement une puissance non rationnelle. Si on n’hésite pas à placer, par une contradiction au moins apparente, une puissance de ce genre dans un être raisonnable, nous ne voyons pas pourquoi on hésiterait à la placer dans des êtres non raisonnables. Il faut pousser jusqu’au bout sa pensée. Malebranche a dit, Kant et Schopenhauer ont répété que la liberté était un mystère : pourquoi l’homme aurait-il le privilège du mystère, et, en supposant que ce mystère existe, pourquoi ne pas le placer au cœur même de l’être ? Epicure nous semble donc avoir raison, du moment où il voulait briser la « chaîne des causes, » de ne pas avoir attendu l’apparition de l’homme dans le monde, et d’avoir fait provenir le monde même de cette apparente exception à l’ordre du monde. Au point de vue logique, sa doctrine nous paraît parfaitement justifiable ; elle est plus conséquente que celle de beaucoup de nos modernes. Est-elle pour cela la vérité ? L’indéterminisme représente-t-il plus exactement pour nous le fond des choses que le déterminisme : c’est une tout autre question. Nous ne voulons pas tenter ici de résoudre le problème, nous avons voulu seulement l’élargir. Si on nous reproche, en poussant ainsi les choses à l’extrême, d’aboutir à l’absurde, nous répondrons que l’absurde est sans doute contenu dans le principe dont on part, et qu’il vaut mieux s’en rendre compte : nous préférons les philosophes qui veulent être tout-à-fait absurdes à ceux qui ne veulent l’être qu’à moitié ; ceux-là ont au moins le mérite de la logique. Hypothèse pour hypothèse, nous aimons cent fois mieux le clinamen épicurien que le libre arbitre vulgaire, réservé à l’homme.