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ÉPICURE

rend immortels comme lui. Aussi, après avoir opposé cette liberté méritante du sage au destin et au hasard, Epicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre les hommes ; car en quoi ressemble-t-il à un être mortel, l’homme qui vit au sein de biens immortels[1] ? »

IV. — Les textes qui précèdent peuvent enfin nous faire comprendre le vrai sens, trop méconnu, qu’Epicure attachait au mot de hasard ; pourquoi il tenait tant à sauver à la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la nature, la liberté dans l’homme, et les conséquences morales qu’il tirait de sa théorie du clinamen.

D’abord le hasard n’est pas pour Epicure l’absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c’est sur ce principe même qu’Epicure s’appuie pour induire de notre volonté à la nature. Le hasard n’est pas non plus à ses yeux, comme on l’a dit souvent, la liberté même ; car Epicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberté parallèlement, sans confondre l’un avec l’autre (ἃ μὲν ἀπὸ τύχης ἃ δὲ παρ᾿ ἡμᾶς[2]). Le hasard, en effet, est extérieur, la liberté est intérieure. Le hasard est une manière dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c’est l’imprévu, l’indéterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprévu est le résultat d’une cause qui se cache derrière le hasard : « In seminibus esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas[3]. » Cette cause, qui est le fond de la réalité, est en définitive, comme nous l’avons vu, la spontanéité du mouvement, inhérente aux atomes. Le hasard n’est que la forme sous laquelle cette spontanéité se révèle

  1. Diog. Laërt., 135.
  2. Voir des textes de Stobée et de Sextus Empiricus qui confirment notre interprétation et montrent bien qu’Epicure ne confond pas la liberté de choix (προαίρεσις) , qui est le propre de l’homme, avec le hasard (τύχη), qui n’existe qu’au dehors de nous : « Ἐπίκουρος (προσδιαρθροῖ ταῖς αἰτίαις τὴν) κατ᾿ ἀνάγκην, κατά προαίρεσιν, κατά τύχην. » Stobée, Ecl. phys., édit. Heeren, I, 206. « Τὰ μὲν τῶν γινομένων κατ᾿ ἀνάγκην γίνεται, τὰ δὲ κατὰ τύχην, τὰ δὲ κατὰ προαίρεσιν. » Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pl. phil., I, 20. Galen., c. 10.
  3. Lucr., loc. cit.