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la providence et la société avec les dieux.

La foi en un pouvoir distribuant miraculeusement les biens et les maux, en une providence, est ce qu’il y a de plus nécessaire à la religion. L’acte important de toute religion, en effet, c’est la propitiation et la conjuration ; or, cet acte ne s’adresse pas à Dieu en général, mais à une divinité providentielle, à une puissance capable de nous devenir favorable. Aussi de grandes religions orientales ont-elles pu se constituer en laissant dans le vague la notion de Dieu et en n’insistant que sur celle de providence distributrice : l’imagination populaire ne tarde pas à faire accomplir cette distribution des biens et des maux par des génies, des esprits bons ou mauvais ; elle n’a pas besoin d’aller plus loin, et de pénétrer jusqu’au « grand être », jusqu’à « l’infini », sorte de « noumène » et d’« abîme », qui en somme lui est indifférent. Même dans les religions de source chrétienne, surtout dans le catholicisme et l’église grecque, on ne s’adresse pas toujours à Dieu directement ; on invoque bien plus souvent ses « saints », ses anges, les médiateurs, la Vierge, le Fils, le Saint-Esprit. Dieu le père a quelque chose de vague et d’obscur qui épouvante ; c’est le créateur du ciel et de l’enfer, le grand principe, quelque peu ambigu, d’où part le bien et aussi, en un certain sens, le mal. On pourrait y voir la personnification indirecte de la nature en son germe, si indifférente à l’homme, si dure, si inflexible. Le Christ, au contraire, c’est la personnification de la volonté humaine en ce qu’elle a de meilleur. La responsabilité des lois féroces, des malédictions, des châtiments éternels, retombe sur la vieille divinité biblique, cachée derrière son nuage, qui ne se révèle que par les éclairs et la foudre, qui règne par la terreur et qui a besoin de son fils même pour victime expiatoire. Au fond le véritable dieu adoré par le christianisme, c’est Jésus, c’est-à-dire une providence médiatrice chargée de réparer la dureté des lois naturelles, une providence qui ne donne rien que le bien et le bonheur, tandis que la nature distribue les biens et les maux avec une pleine indifférence. C’est Jésus que nous invoquons, et c’est devant la personnification de la providence, plutôt que devant celle de la cause première du monde, que l’humanité s’est agenouillée depuis deux mille ans.

Les idées de miracle et de providence, en se développant dans les sociétés humaines, ont fini par s’opposer de plus en plus à l’ordre de la nature. L’homme a fini par ne plus voir qu’un procédé pour améliorer sa destinée et