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la genèse des religions.

(un épagneul très intelligent et très bon), rencontra un matin, après une absence de quelques heures, une personne qu’il aimait beaucoup ; à son salut ordinaire il en joignit d’abord un qui n’était pas habituel : il écartait ses lèvres de manière à dessiner une sorte de sourire ou de ricanement ; puis, une fois dehors, il voulut faire d’autres démonstrations de fidélité. En tant que chien de chasse, il était habitué à rapporter le gibier à son maître. Il aurait bien voulu, sans doute, avoir en ce moment du gibier à aller chercher pour montrer toutes ses bonnes intentions ; mais, comme il n’y en avait point, il se mit en quête et, au bout d’un instant, saisissant une feuille morte, il l’apporta avec un redoublement de manifestations amicales[1]. Évidemment la feuille n’avait pour le chien qu’une valeur symbolique ; il savait que son devoir était de rapporter, que l’action de rapporter faisait plaisir à son maître, et il voulait accomplir cette action sous ses yeux ; quant à l’objet même, il lui importait peu : c’est sa bonne volonté qu’il voulait montrer. À ce titre, la feuille morte était une véritable offrande, elle avait une sorte de valeur morale.

Ainsi les animaux peuvent acquérir, au contact de l’homme, bon nombre de sentiments qui entreront comme éléments dans la religion humaine. Le singe, sur ce point comme sur tous les autres, semble de beaucoup en avant ; même à l’état sauvage, plusieurs simiens ont des gestes de supplication pour détourner le coup de l’arme à feu qui les vise[2] : ils possèdent donc déjà le sentiment de la pitié, puisqu’ils le projettent chez les autres. Qui sait s’il n’y a pas dans cette prière muette plus de véritable sentiment religieux qu’il n’en existe parfois dans le psittacisme de certains croyants ? En général, les animaux emploient à l’égard de l’homme le maximum des moyens d’expression dont ils disposent, et ce n’est pas leur faute s’ils n’en possèdent pas davantage ; ils semblent considérer l’homme comme un être vraiment royal, à part dans la nature[3]. Faut-il en conclure, comme on l’a fait parfois, que l’homme soit aux yeux de l’animal un véritable dieu ? Pas tout à fait ; en général l’animal voit l’homme de trop près ; une religion, même embryonnaire, a besoin pour se maintenir de ne pas toucher son Dieu du doigt ; dans la religion, comme dans

  1. H. Spencer, Appendice aux principes de sociol. t. I, p. 596.
  2. Brehm, Revue scientifique, p. 974, 1874.
  3. Espinas, Sociétés animales, p. 181.