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la genèse des religions.

seuls ne pourraient pas tromper s’ajoute l’influence de ces terreurs folles si fréquentes chez les enfants et chez les êtres habitués à la vie sauvage. La susceptibilité émotionnelle se développe d’autant plus chez eux qu’elle est fréquemment pour eux le salut. Aussi l’homme primitif est-il beaucoup plus porté que l’homme moderne à ces sortes d’hallucinations causées par la terreur, qui ne créent pas toujours de toutes pièces un être fantastique, mais transforment d’une façon fantastique les données réelles des sens. Le voyageur Park, rencontrant deux nègres à cheval, les vit s’enfuir au galop, emportés à sa vue par la plus vive terreur ; ces deux nègres, ayant rencontré dans leur fuite la suite du voyageur, lui firent un récit effrayant. « Dans leur effroi, ils m’avaient vu revêtu de la robe flottante des esprits redoutables ; l’un d’eux affirma que, lorsque je lui étais apparu, il s’était senti enveloppé d’une bouffée de vent froid venue du ciel, qui lui avait causé l’impression d’un jet glacé. » Supprimez dans ce passage le mot esprit, qui implique une croyance aux esprits déjà existante, et vous verrez comment les hallucinations de la terreur peuvent donner naissance à des persuasions d’autant plus tenaces qu’elles ont un certain fondement dans la réalité.

Les rêves ont joué aussi un rôle considérable dans la formation des superstitions ; c’est ce qu’avaient entrevu Épicure et Lucrèce, c’est ce que confirment les travaux de MM. Tylor et Spencer. Le langage primitif ne permet pas de dire : « J’ai rêvé que je voyais «, mais : « j’ai vu. » Or, dans ces rêves que le sauvage distingue à grand peine de la réalité, il ne voit que métamorphoses perpétuelles, transformation de l’homme en bête féroce, des bêtes féroces en hommes ; il ramasse une pierre, et cette pierre devient vivante dans sa main ; il regarde un lac immobile, et ce lac devient tout à coup un fouillis de crocodiles et de serpents[1]. Comment après cela M. Spencer soutiendra-t-il que l’homme primitif distingue à coup sûr l’animé de l’inanimé ? Non seulement pendant le rêve, mais pendant la veille, tout lui suggère l’idée de changements de substance, de métamorphoses magiques : les œufs,

    la voix comme s’ils s’impatientaient. À l’arrivée du jour l’air devient plus sonore, et on entend de bien plus loin. Ce sentiment étrange me frappe toujours, mais je n’en comprends pas la cause. » (Club alpin, année 1877.)

  1. M. H. Spencer, Sociologie, t. I, p. 201.