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la genèse des religions.

les autres. Si les animaux ont la mémoire des sens les plus grossiers, ils manquent tout à fait de la mémoire de l’intelligence : ils sont capables d’étonnement, mais ils ne se souviennent pas de s’être étonnés. Pour faire naître chez eux un souvenir vivace, il faut une douleur ou un plaisir, et même alors, s’ils se rappellent la sensation qu’ils ont éprouvée, ils en oublient aisément les raisons. Ils sentent passivement, au lieu d’observer. Du moment où, avec l’homme, l’esprit d’observation entre en scène, tout change. Un fait exceptionnel, par la même raison qu’il doit s’effacer rapidement de l’intelligence de l’animal, doit pénétrer plus avant dans celle de l’homme. En outre, l’homme a une sphère d’action beaucoup plus étendue que l’animal, conséquemment un champ d’expérience beaucoup plus vaste ; plus il modifie la nature, plus il est capable de reconnaître et d’observer les modifications qui s’y produisent sans son intervention. Il acquiert une notion toute nouvelle, inconnue à l’animal, celle des choses artificielles, des résultats obtenus de propos délibéré par une volonté sachant ce qu’elle fait. On se rappelle que fétiche vient de factitius, artificiel. L’homme, connaissant l’art du feu, verra, par exemple, d’un tout autre œil que l’animal une forêt embrasée par la foudre : l’animal se sauvera sans autre sentiment que l’épouvante ; l’homme supposera naturellement l’existence d’un allumeir procédant en grand comme il procède lui-même. De même, si tous deux rencontrent une source d’eau bouillante, ce phénomène dépassera trop l’intelligence de l’animal pour le frapper vivement ; au contraire l’homme, habitué à faire chauffer l’eau sur le feu, imaginera un chauffeur souterrain. Tous les phénomènes naturels tendent ainsi à apparaître comme artificiels, pour l’être qui s’est une fois familiarisé avec les procédés de l’art. J’ai assisté récemment, avec quelques personnes du peuple, au jaillissement d’une source intermittente : parmi les assistants, personne ne voulait croire que la chose fût naturelle, ils y voyaient l’effet d’un mécanisme, d’un artifice. La même croyance s’est produite évidemment chez les peuples primitifs, avec cette différence qu’artificiel, au lieu d’être pour eux synonyme de scientifique et de mécanique, impliquait lidée d’une puissance plus qu’humaine et merveilleuse.

Ainsi, de même que l’animal voit toutes choses sous l’aspect de la vie et de l’activité, l’homme tend à voir tout sous l’aspect de l’art et de l’intelligence. Pour l’un, les