Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
32
la genèse des religions.

absolument inaccessibles à l’homme primitif et à l’animal. Pour notre part, nous nions que la distinction entre l’animé et l’inanimé existe à l’origine de l’évolution intellectuelle. Certes l’animal et le sauvage savent fort bien diviser les objets de la nature en deux classes : l’une est composée des objets qui leur veulent et leur font du bien ou du mal, l’autre de tous ceux qui ne leur veulent ou ne leur font ni bien ni mal ; voilà la grande distinction primitive. Quant à savoir ce que c’est que l’animé ou l’inanimé, ils l’ignorent ; ils s’en tiennent, sur ce point comme sur tous les autres, à l’expérience des sens la plus grossière. Les sens leur apprennent que certains objets sont des êtres tout à fait inoffensifs, qui ne mangent personne, et, d’autre part, ne sont pas bons à manger ; on ne s’en occupe donc point, ces objets n’éveillent point l’attention ; ils restent pour l’esprit dans l’ombre, comme s’ils n’existaient point. Je demandais un jour à une paysanne le nom d’une petite plante du pays ; elle me regarda avec un étonnement non simulé, et me répondit en hochant la tête : « Ce n’est rien, cela ne se mange pas. » Cette femme était au niveau de l’homme primitif. Aux yeux de ce dernier, comme aux yeux de l’animal, il y a une partie des choses de la nature qui ne sont rien, qui ne comptent point ; c’est à peine s’il les voit. Les fruits d’un arbre, au contraire, se mangent. Le sauvage, malgré le cas qu’il en fait, ne tarde pourtant pas à voir que le fruit ne résiste jamais sous sa dent ; il le considère comme indifférent sous tous les rapports, excepté sous un seul, celui de la nourriture. S’il y a des fruits qui empoisonnent, il commencera à les craindre et à les vénérer. De même chez les animaux ; les pierres et les plantes sont, pour le Carnivore, aussi étrangères, aussi lointaines que la lune ou les étoiles. L’herbivore, lui, ne fait cas que de l’herbe. Les objets de la nature étant ainsi rangés en deux classes, les uns indifférents et inoffensifs, les autres utiles ou nuisibles, l’animal apprend bientôt à reconnaître que, parmi les seconds, les plus importants sont ceux qui ont la spontanéité du mouvement. Mais à ses yeux, — et ceci est capital, — la spontanéité du mouvement n’est pas le signe exclusif de la vie, de l’activité intérieure : c’est le signe d’une utilité ou d’un danger pour lui. Il en tire des conséquences subjectives et pratiques, il n’en conclut rien de certain relativement à l’objectif : il ne spécule pas. Aussi les objets mêmes qui se meuvent lui deviennent-ils vile aussi indifférents