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l’immortalité dans le naturalisme moniste.

d’intensité et de durée ; l’image qui survit au mort ne s’efface que par degrés, meurt plus tardivement. Peut-être un jour le souvenir des êtres aimés, en augmentant de force, finira-t-il par se mêler à la vie et au sang des générations nouvelles, passant de l’une à l’autre, rentrant avec elles dans le courant éternel de l’existence consciente. Ce souvenir persistant de l’individu serait un accroissement de force pour l’espèce ; car ceux qui se souviennent savent mieux aimer que ceux qui oublient, et ceux qui savent mieux aimer sont supérieurs au point de vue même de l’espèce. Il n’est donc pas impossible d’imaginer un triomphe graduel du souvenir par voie de sélection ; on peut se figurer un jour où l’individu se serait lui-même si bien mis tout entier dans son image, comme l’artiste se mettrait dans une œuvre s’il pouvait créer une œuvre vivante, que la mort deviendrait presque indifférente, secondaire, moins qu’une absence : l’amour produirait la présence éternelle.

Dès maintenant il se rencontre parfois des individus si aimés qu’ils peuvent se demander si, en s’en allant, ils ne resteraient pas encore presque tout entiers dans ce qu’ils ont de meilleur, et si leur pauvre conscience, impuissante encore à briser tous les liens d’un organisme trop grossier, n’a pas réussi cependant, — tant elle a été aidée par l’amour de ceux qui les entourent, — à passer presque tout entière en eux : c’est en eux déjà qu’ils vivent vraiment, et de la place qu’ils occupent dans le monde, le petit coin auquel ils tiennent le plus et où ils voudraient rester toujours, c’est le petit coin qui leur est gardé dans deux ou trois cœurs aimants.

Ce phénomène de palingénésie mentale, d’abord isolé, irait s’étendant de plus en plus dans l’espèce humaine. L’immortalité serait une acquisition finale, faite par l’espèce au profit de tous ses membres. Toutes les consciences finiraient par participer à cette survivance au sein d’une conscience plus large. La fraternité envelopperait toutes les âmes et les rendrait plus transparentes l’une pour l’autre : l’idéal moral et religieux serait réalisé. On se retrouve toujours et on peut se contempler soi-même dans toute âme ; seulement il ne suffit pas, pour cela, de se pencher du dehors sur elle ; il faut, avec la perspicacité de l’amour, pénétrer jusqu’au fond, il faut se mettre tout entier dans son propre regard. C’est ainsi qu’on ne peut de la grève se mirer dans la mer ; il faut entrer soi-même