Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/502

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
464
l’irréligion de l’avenir.

jamais les mêmes dans la nature ? Et tandis que le poète voudrait ainsi tout retenir, tout conserver, ne souffler sur aucun de ses rêves, enchaîner l’océan de la vie, le savant répond qu’il faut laisser couler le flot éternel, monter la grande marée grossie de nos larmes et de notre sang, laisser la liberté à l’être et au monde. Il est pour le savant quelque chose de plus sacré que l’amour individuel, c’est le flux, le reflux et le progrès de la vie.


Ainsi, dans la question de l’immortalité individuelle, deux grandes forces tirent en sens contraire la pensée humaine : la science, au nom de l’évolution naturelle, est portée à sacrifler partout l’individu ; l’amour, au nom d’une évolution supérieure, morale et sociale, voudrait le conserver tout entier. C’est l’une des plus inquiétantes antinomies qui se posent devant l’esprit du philosophe.

Doit-on accorder entièrement gain de cause à la science, ou bien faut-il croire qu’il y a quelque chose de véridique dans l’instinct social qui fait le fond de toute affection, comme il y a un pressentiment et une anticipation de vérité dans tous les autres grands instincts naturels ? L’instinct social a ici d’autant plus de valeur aux yeux du philosophe qu’on tend aujourd’hui à considérer l’individu même comme une société, l’association comme une loi universelle de la nature. L’amour, qui est le plus haut degré de la force de cohésion dans l’univers, a peut-être raison de vouloir retenir quelque chose de l’association entre les individus, Son seul tort est d’exagérer ses prétentions ou de mal placer ses espérances. Après tout, il ne faut pas être trop exigeant ni demander trop à la nature. Un vrai philosophe doit savoir faire, même pour ceux qu’il aime, la part du feu de la vie. La mort est l’épreuve de la flamme qui ne purifie qu’en consumant. S’il reste de nous quelque chose, c’est déjà beaucoup, si ce quelque chose est ce qu’il y a de meilleur en nous, que peut-on demander davantage ? On brise le vase, — ce vase dont parle Épictète, — d’argile ou de cristal : le parfum reste peut-être, s’élargit même dans l’air libre ; il s’y fond, mais il y subsiste.

La science qui semble le plus opposée à la conservation de l’individu, c'est surtout la mathématique, qui ne voit dans le monde que des chiffres toujours variables et transformables l’un dans l’autre, et qui joue trop avec des abstrac-