Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
455
l’immortalité dans le naturalisme moniste.

d’avant la Révolution. Nous ne sortons pas, dans cette hypothèse théologique, des vieilles idées sur la sanction divine qu’on retrouve au cœur de toutes les religions : c’est toujours le sacrifice disaac sur la montagne ou celui de Jésus, c’est toujours Dieu immolant un de ses enfants pour sauver les autres. Dira-t-on que, dans l’hypothèse de l’immortalité conditionnelle, c’est l’être immoral qui aboutit naturellement à son propre suicide sans l’intervention de Dieu ? — L’abandon à la passion et même au vice ne peut pas être assimilé au suicide, car, dans le suicide, on sait ce qu’on veut et on en est responsable, on se tue en voulant se tuer : au contraire, celui qui s’abandonne à la passion ne veut nullement mourir, mais vivre ; si donc il arrivait à l’anéantissement, ce serait sans l’avoir prévu et voulu, par un coup de surprise, par une sorte de ruse divine, et la responsabilité de cet anéantissement retomberait toujours sur Dieu, non sur lui. D’ailleurs, comment comprendre qu’il existe entre deux individus de même nature une assez grande différence naturelle ou morale pour que l’un meure tout entier et que l’autre vive in œternum ? On peut dire, en retournant un argument de la République de Platon, que, si le vice était un mal réellement mortel pour l’âme, il la tuerait dès cette vie ; son influence destructive ne se ferait pas sentir seulement lors de cet accident étranger qui est la mort du corps.

Comme l’idée de l’immortalité conditionnelle est incompatible avec celle d’un Dieu créateur, omnipotent, omniscient et souverainement aimant, elle ne peut non plus se concilier avec celle d’une société des âmes, d’un royaume spirituel, d’où certains déshérités seraient exclus pour jamais. C’est une pure fiction de la haine que de supposer une âme absolument méchante et haïssable, qui n’aurait plus rien d’humain, encore moins de divin, conséquemment de digne de vivre. Ce serait transporter les castes de parias jusque dans la cité céleste. Il est contradictoire de nous commander la charité universelle, embrassant sans exception tous les hommes, et de vouloir en même temps nous faire consentira l’anéantissement ou au dam de quelques-uns. Nous sommes tous trop solidaires, naturellement et moralement, pour que les uns puissent être entraînés dans la mort définitive sans que les autres s’arrêtent dans leur ascension éternelle : par l’amour de l’humanité, nous nous sommes liés les uns aux autres, comme ceux qui s’en vont sur la neige des sommets, et l’un de nous ne peut