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l’irréligion de l’avenir.

Les êtres qui sauraient, dans l’infinie complication des mouvements du monde, distinguer ceux qui favorisent son évolution de ceux qui tendent à le dissoudre, de tels êtres seraient peut-être capables de s’opposer aux mouvements de dissolution, et le salut définitif de certaines combinaisons supérieures serait assuré. Pour franchir la mer, il faut que l’aile d’un oiseau ait une certaine envergure ; c’est une question de quelques brins de plume, son sort se joue sur ces plumes légères. Jusqu’à ce que leur aile ait été assez forte, les oiseaux de mer qui s’écartaient du rivage ont sombré l’un après l’autre. Un jour leur aile a grandi, et ils ont pu traverser l’Océan, Il faudrait aussi que grandît pour ainsi dire l’envergure des mondes, que s’élargît en eux la part de la conscience : peut-être alors se produirait-il des êtres capables de traverser l’éternité sans sombrer, peut-être l’évolution pourrait-elle être mise à l’abri d’un recul : pour la première fois dans la marche de l’univers un résultat définitif aurait été obtenu. Selon les symboles souvent profonds de la religion grecque, le Temps est le père des mondes. La force de l’évolution, que les modernes placent au-dessus de toute chose, c’est toujours l’antique Saturne, qui crée et dévore : lequel de ses enfants le trompera et le vaincra ? quel Jupiter sera un jour assez fort pour enchaîner la force divine et terrible qui l’aura engendré lui-même ? Pour ce nouveau-né de l’univers, pour ce dieu de lumière et d’intelligence, le problème serait de limiter l’éternelle et aveugle destruction sans arrêter la fécondité éternelle. Rien, après tout, ne peut nous faire affirmer scientifiquement qu’un tel problème soit, sur tous les points, à jamais insoluble.

La grande ressource de la nature, c’est le nombre, dont les combinaisons possibles sont elles-mêmes innombrables et constituent la mécanique éternelle. Les hasards de la mécanique et de la sélection, qui ont déjà produit tant de merveilles, peuvent en produire de supérieures encore. C’est là-dessus que les Heraclite, les Empédocle, les Démocrite, comme plus tard les Laplace, les Lamarck, les Darwin, ont fondé leur conception du jeu qui se joue dans la nature, et de tous les sorts divers qui sont en même temps des destinées. Il est sans doute dans la marche des mondes et dans leur histoire, — comme dans l’histoire des peuples, des croyances, des sciences, — un certain nombre de points où les voies se bifurquent, où la moindre poussée d’un côté ou de l’autre suffit à perdre ou à sauver l’effort