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le panthéisme pessimiste.

losophes, nos artistes le portent aussi sur leur front éclairé par la lumière nouvelle.

Une troisième cause du pessimisme, qui résulte elle-même des précédentes, c’est la souffrance causée par le développement exagéré de la pensée à notre époque, par la place trop grande et finalement douloureuse qu’elle occupe dans l’organisme. Nous souffrons d’une sorte d’hypertrophie de l’intelligence. Tous ceux qui travaillent de la pensée, tous ceux qui méditent sur la vie et la mort, tous ceux qui philosophent finissent par éprouver cette souffrance. Et il en est de même des vrais artistes, qui passent leur vie à essayer la réalisation d’un idéal plus ou moins inaccessible. On est attiré à la fois de tous les côtés, par toutes les sciences, par tous les arts ; on voudrait se donner à tous, on est forcé de se retenir, de se partager. Il faut sentir son cerveau avide attirer à lui la sève de tout l’organisme, être forcé de le dompter, se résigner à végéter au lieu de vivre ! On ne s’y résigne pas, on aime mieux s’abandonner à la flamme intérieure qui consume. La pensée affaiblit graduellement, exagère le système nerveux, rend femme ; elle n’ôte pourtant rien à la volonté, qui reste virile, toujours tendue, inassouvie : de là des luttes longues, un malaise sans fin, une guerre de soi contre soi. Il faudrait choisir : avoir des muscles ou des nerfs, être homme ou femme ; le penseur, l’artiste n’est ni l’un ni l’autre. Ah ! si, en une seule fois et d’un seul effort immense, nous pouvions arracher de nous-mêmes et mettre au jour le monde dépensées ou de sentiments que nous portons, comme on le ferait avec joie, avec volupté, dût notre organisme tout entier se briser dans ce déchirement d’une création ! Mais non, il faut se donner par petites fractions, se répandre goutte à goutte, subir toutes les interruptions de la vie ; peu à peu l’organisme s’épuise dans cette lutte de l’idée avec le îorps ; puis l’intelligence elle-même se trouble, pâlit, comme une lumière vivante et souffrante qui tremble à un vent toujours plus âpre, jusqu’à ce que l’esprit vaincu s’affaisse sur lui-même et que tout retombe dans l’ombre.

La pensée moderne n’est pas seulement plus clairvoyante du côté des choses extérieures et de la nature ; elle l’est aussi du côté du monde intérieur et de la conscience. Or, Stuart Mill soutenait que la réflexion sur soi et le progrès de l’analyse psychologique ont une force dissolvante, qui, avec la désillusion de la trop grande clarté, amènent la tristesse. On voit trop le jeu de ses propres