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l’irréligion de l’avenir.

nées à la douleur. Tout au moins la nature apparaît-elle comme indifférente. « La Force éternelle », dont on parle tant aujourd’hui, n’est pas plus rassurante pour nous et pour notre destinée que la Substance éternelle. À tort ou à raison l’instinct métaphysique, identique en son fond à l’instinct moral, ne réclame pas seulement un principe de vie présent à toutes choses : il poursuit encore un idéal de bonté et de sociabilité universelle.

J’étais dans la montagne, étendu sur l’herbe : un lézard est sorti d’un trou, a pris ma jambe immobile pour un rocher ; il y a grimpé sans façon pour s’y chauffer au soleil. Le petit être confiant était là, sur moi, jouissant de la même lumière, ne se doutant pas de la vie relativement puissante qui circulait sans bruit et amicalement sous lui. Et moi, je me mis à regarder la mousse et l’herbe sur lesquelles j’étais étendu, la terre brune, les grands rochers : ne ressemblais-je pas moi-même à l’humble lézard, et n’étais-je pas jouet de la même erreur ? La vie sourde n’était-elle pas tout autour de moi, à mon insu ? Ne palpitait-elle pas sous mes pieds ? N’agitait-elle pas confusément le grand Tout ? — Oui, mais qu’importe, si c’est au fond une vie aveugle, égoïste, où chaque atome ne travaille que pour soi ? Petit lézard, pourquoi n’ai-je point comme toi sous le soleil un œil ami qui me regarde ?

La seconde cause du pessimisme contemporain est le progrès rapide de la science positive avec les révélations que, coup sur coup, elle nous a apportées sur la nature. Le progrès se précipite tellement, de nos jours, que l’adaptation de l’intelligence à des idées toujours nouvelles devient pénible ; nous allons trop vite, nous perdons haleine comme le voyageur emporté sur un cheval fou, comme l’aéronaute balayé par le vent avec une vertigineuse vitesse. Le savoir produit ainsi à notre époque un sentiment de malaise, qui tient à un trouble de l’équilibre intérieur ; la science, si joyeuse à ses débuts, à la Renaissance, faisant son apparition au milieu des rires éclatants de Rabelais, devient maintenant presque triste. Nous ne sommes pas encore faits aux horizons infinis du monde nouveau qui nous est révélé et où nous nous trouvons perdus : de là la mélancolie de l’époque, mélodramatique et vide avec les Chateaubriand et les premiers enfants du siècle, sérieuse et réfléchie avec Léopardi, Schopenhauer et les pessimistes d’aujourd’hui. Dans l’Inde on distingue les brahmanes à un point noir qu’ils portent entre les deux yeux : ce point noir, nos savants, nos phi-