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le théisme. idée de création.

les végétaux sont-ils retenus dans le sommeil ou le malaise sourd du non-être, les animaux déchirés par la souffrance du vivre et du mourir, sans même pouvoir tirer comme nous de ces souffrances une excitation de la volonté morale, une amélioration quelconque ?

La suprême ressource du christianisme et de la plupart des religions, c’est l’idée de « chute». Mais cette explication du mal par une défaillance primitive revient à expliquer le mal par le mal même ; il faut qu’antérieurement à la chute il y ait déjà quelque chose de mauvais dans le prétendu libre-arbitre lui-même, ou autour de lui, pour qu’il puisse faillir : une faute n’est jamais primitive. On ne tombe pas quand il n’y a pas de pierres sur la route, qu’on a les jambes bien faites et qu’on marche sous l’œil de Dieu. Il ne saurait y avoir de péché sans tentation, et nous revenons ainsi à cette idée que Dieu a été le premier tentateur ; c’est Dieu même qui déchoit alors moralement dans la chute de ses créatures, par lui voulue. Pour expliquer la faute primitive, racine de toutes les autres, la faute de Lucifer, les théologiens, au lieu d’une tentation par les sens, ont eu l’idée d’une tentation de l’intelligence même : c’est seulement par orgueil que pèchent les anges, et c’est du plus profond d’eux-mêmes que vient ainsi leur faute. Mais l’orgueil, cette faute de l’intelligence, ne tient en réalité qu’à sa courte vue ; la science la plus complète et la plus haute n’est-elle pas celle qui voit le mieux ses limites ? L’orgueil est donc donné pour ainsi dire avec l’étroitesse même du savoir : l’orgueil des anges ne peut provenir que de Dieu. On ne veut et on ne fait le mal qu’en vertu de raisons, mais il n’y a pas de raisons contre la raison même. Si, suivant les partisans du libre-arbitre, l’intelligence humaine peut, dans des mouvements d’orgueil et de perversité intérieure, se créer, se susciter à elle-même des motifs de faire le mal, elle ne le peut du moins que là où son savoir est borné, ambigu, incertain : on n’hésite pratiquement que là où il n’y a pas d’absolue évidence intellectuelle ; on ne peut pas faillir dans la lumière et contre la lumière. Un Lucifer était donc par sa nature même impeccable. La volonté du mal ne naît que de l’opposition qu’une intelligence imparfaite croit saisir par erreur, dans un monde hypothétiquemont parfait, entre son bien et celui de tous. Mais, si Dieu et son œuvre sont bien réellement parfaits, une telle antinomie entre le bien individuel et le bien universel, — qui apparaît déjà aux plus hautes